Visages de la peur
Michela Marzano Paris, PUF, 2009
De plus en plus, la peur semble diriger les comportements individuels et collectifs au sein de nos sociétés sans pour autant constituer un objet d’étude majeur des sciences sociales. Michela Marzano, philosophe et chercheuse au CNRS, scrute, dans Visages de la peur, les différentes figures que les peurs contemporaines peuvent incarner et nous offre un outil de réflexion original sur les enjeux sociaux et internationaux actuels. Des politiques sécuritaires post 11-Septembre à l’utilisation de la torture dans les prisons américaines ; du traitement médiatique du terrorisme international au renforcement de nos angoisses individuelles, l’auteur étudie les processus et les systèmes dans lesquels se forgent certaines des nouvelles peurs des sociétés occidentales.
L’ouvrage analyse tout d’abord longuement les mécanismes psychologiques et cognitifs par lesquels la peur s’enracine en chaque individu au cours de sa construction identitaire. Dans la continuité des travaux de Norbert Elias, il rappelle dans le même temps que ces peurs individuées s’ancrent dans des sociétés dont la sécurisation progressive a entraîné une peur grandissante de la violence et de la mort. L’auteur évoque par la suite différentes formes d’instrumentalisation politique et médiatique de la peur, qui, en alimentant ce sentiment, permettent d’asseoir le pouvoir des gouvernants. La peur apparaît alors comme une origine mais également un moyen et une fin des décisions politiques prises au sein des sociétés modernes caractérisées selon l’auteur par ce lien intime entre peur et politique. Ce système complexe d’interactions sociales et politiques construit ainsi des peurs collectives, qui font écho aux peurs de chaque individu et se conjuguent avec elles.
Dans le domaine des relations internationales, l’auteur focalise principalement sa réflexion sur les attaques terroristes du 11 septembre 2001 et leurs conséquences politiques et sociales. De la peur originelle de l’invasion aux rapports de forces induits par la terreur, cet ouvrage nous offre de nombreuses pistes de réflexion. L’analyse des rapports de forces comme fondés sur la capacité des acteurs à « faire peur » ou à « protéger », permet ainsi d’établir des liens entre peur et puissance et de souligner le rôle de ce sentiment dans l’asymétrie de certains conflits. Par ailleurs, ce travail montre l’incapacité de certaines politiques à effacer le sentiment de peur. La recherche de protection par la mise à distance physique, morale ou rhétorique de ceux qui font peur ne semble pas suffire à effacer une peur profondément inscrite en chaque individu. Les réponses politiques à la terreur présentent de plus de nombreux effets pervers. En alimentant la suspicion, ces politiques renforcent le sentiment d’altérité, à l’origine de ces mêmes angoisses. La solution à cette surenchère systématique consisterait donc, selon l’auteur, en une réhabilitation générale du sentiment de confiance dans les rapports sociaux.
Néanmoins, les différentes pistes de réflexion ouvertes par cet ouvrage restent peu approfondies. Si le lien entre les peurs individuelles et leur instrumentalisation dans les politiques intérieures et internationales est largement souligné, les processus par lesquels ce lien se forge mériteraient d’être étudiés plus précisément. De la même façon, cet ouvrage souffre d’une absence de réflexion sur les mécanismes par lesquels la confiance pourrait réintégrer les rapports sociaux. Enfin, l’étude d’autres expressions de la peur dans nos sociétés offrirait une illustration plus complète de l’analyse développée. Le changement climatique, les politiques migratoires ou encore le rapport aux conflits armés semblent ainsi trop peu présents dans l’ouvrage de Michela Marzano.
La singularité de l’approche de l’auteur, qui permet de soulever les interactions entre peur et enjeux individuels, sociaux, politiques et internationaux, rend cependant la lecture de Visages de la peur extrêmement intéressante et nécessaire à une mise en perspective des problématiques mondiales actuelles.