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Vies ordinaires en Corée du Nord
Barbara Demick Paris, Albin Michel, collection Latitudes, 2010, 236 p.
Aujourd’hui en poste à Pékin, Barbara Demick a été pendant sept ans la correspondante du Los Angeles Times à Séoul. Elle en a rapporté un reportage d’une facture très américaine où elle livre un état des lieux effarant de l’une des dernières dictatures au monde.
La journaliste a choisi de suivre le destin de six Nord-Coréens « ordinaires » originaires d’une ville de province, Chongjin, au Nord-Est du pays, plus représentative de la Corée du Nord que Pyongyang souvent comparée à un « village Potemkine ». Ces six Nord-Coréens ont en commun d’avoir fui la dictature de Kim Jong-il en traversant la frontière chinoise et d’avoir trouvé refuge en Corée du Sud.
Mêlant la petite et la grande histoire, le témoignage de Barbara Demick souligne deux choses. La première, dont on n’imaginait pas l’ampleur, est le délire totalitaire du régime nord-coréen. Vingt ans après la chute du Mur, l’implosion du bloc soviétique et l’ouverture de la Chine, la Corée du Nord reste un « anachronisme vivant », un délire orwellien. La seconde est l’ampleur de la famine qui s’est abattue sur le pays dans les années quatre-vingt-dix, lorsque la solidarité du bloc communiste a cessé de jouer. La Corée du Nord s’est retrouvée prisonnière d’un cercle vicieux : privée de pétrole et de matières premières, elle n’était plus capable de produire les biens destinés à l’exportation lui permettant de se procurer les devises nécessaires à l’importation de produits alimentaires. Comme la Chine durant le Grand Bond en avant, un pays tout entier a connu la famine : les plus fragiles en sont morts, les plus débrouillards ont vécu d’expédients, préférant pour certains l’exil à la mort.
En suivant le parcours de six survivants, Barbara Demick donne de la chair à la description désincarnée des délires induits par le Juche, l’idéologie de Kim Il-sung et de son fils. Elle montre que rien ne prédisposait ces citoyens « ordinaires », élevés dans l’adoration du Grand Leader, à la défection. L’un d’entre eux était même la chef de l’imminban, l’association des voisins, chargée de moucharder les faits et gestes de chacun. Mais la situation s’est tellement détériorée dans les années quatre-vingt-dix que l’exil s’est imposé à chacun comme la seule issue viable.
Les derniers chapitres du livre sont les plus attachants où l’auteur suit ces migrants en Corée du Sud. La journaliste y évoque d’abord l’accueil mitigé des Sud-Coréens qui, tout en aspirant à la réunification, redoutent son coût excessif. Elle y décrit surtout les difficultés rencontrées par les réfugiés qui ne parviennent pas toujours à s’adapter à une vie si différente de celle qu’ils connaissaient jusque-là, à la manière de Madame Song qui ne parvient pas à se faire aux possibilités infinies qui s’offrent à elle. Ces réfugiés, dont les qualifications ne sont pas reconnues, peinent à trouver un emploi : le docteur Kim doit reprendre des études à quarante ans passés. Ils ressentent la culpabilité et la honte de ce qu’ils ont dû faire pour survivre : c’est le cas de Oak-hee qui a dû laisser ses enfants en Corée du Nord. Le plus émouvant est le couple formé par Mi-ran et Jun-sang. Un amour impossible et platonique les avait unis au Nord pendant de nombreuses années ; une fois au Sud, leurs chemins se séparent, comme si leur attirance mutuelle n’avait trouvé sa source que dans les difficultés à surmonter.
Tous vivent dans l’attente d’un retour fantasmé au Nord dans une Corée réunifiée. Or, les années passent et rien ne dit que le départ de Kim Jong-il – dont le fils cadet Kim Jong-un est sur le point de prendre la place – entraînera une inflexion du régime.