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Vainqueurs et vaincus. Lendemains de crise
François Heisbourg Paris, Stock, coll. « Parti pris », 2010, 136 p.
Dans son dernier ouvrage, François Heisbourg part d’un constat strict : « certaines crises économiques sont associées à des bouleversements stratégiques » (p. 9). Son objectif heuristique est donc clair : entrevoir les ruptures et les transformations que la Grande Récession de 2007-2009 a engendrées dans l’ordre géopolitique et géo-économique planétaire.
Le premier fait mis en exergue par l’auteur est l’exceptionnelle décélération économique que la crise a produite à l’échelle mondiale. Toutes les économies connaissent un net « coup de frein » (p. 15) qui se traduit, dans le meilleur des cas, par un ralentissement de la croissance, et le plus souvent par un phénomène brutal de récession.
Toutefois, un État sort triomphant de la tempête : la Chine. Victime d’un affaissement de plus de 20 % de son commerce extérieur entre 2007 et 2008, elle est parvenue à contrecarrer une crise qui aurait pu être dévastatrice pour son économie. La Chine en tire alors un triple facteur de rayonnement : d’une part elle a su efficacement s’adapter à un contexte qui eut pu lui être fatal, d’autre part elle transforme son système économique en un véritable modèle de croissance (face à l’atonie des pays industrialisés) et, enfin, elle supplante l’ennemi géopolitique historique qu’est le Japon.
Cependant, comme le note François Heisbourg, sa transfiguration est assez retenue sur le plan géopolitique, ce que les autorités chinoises évoquent en termes « d’émergence pacifique » (p. 49). Certes, elle use à l’envi du concept états-unien de G2 pour prétendre, du moins sur le plan rhétorique, à un statut de superpuissance partagé avec les États-Unis. Toutefois, elle ménage ces derniers et s’affiche d’abord comme une puissance géopolitique à l’échelle régionale. Car, acquise à des conceptions « ultra-westphaliennes » (p. 40), elle cherche surtout à consolider son unité nationale contre les forces centrifuges qui animent ses marges (Xinjiang, Tibet) et à défendre ses intérêts dans la sphère asiatique.
Seules demeurent des menaces à terme : le défi à venir du vieillissement, les problèmes écologiques d’un territoire grevé par de très lourdes inégalités régionales, et un système politique (le léninisme de marché) dont le caractère dictatorial est accepté par la population au nom d’une « légitimité de performance » (p. 46) économique. Que la croissance cesse et le risque d’instabilité populaire pourrait devenir réel. Mais tout ceci n’est que supputation pour un État qui connaît aujourd’hui un triomphe « durable, autoritaire et planétaire » (p. 49).
Le fulgurant essor chinois est d’autant plus incontestable que la première puissance mondiale connaît, depuis 2007, un net trou d’air économique. Cependant, au-delà des analyses déclinistes, la crise a aussi manifesté la grande « capacité de rebond » (p. 52) américaine. Toutefois, le maintien de l’hyperpuissance états-unienne a induit une très nette détérioration des comptes de l’État. D’où un possible redéploiement de la politique étrangère américaine, ne serait-ce qu’au nom d’un impératif d’économie. L’unilatéralisme « coûteux et peu efficace » (p. 65) est à proscrire au bénéfice « d’un dialogue stratégique à large spectre » (p. 67).
En revanche, Union européenne et Japon sont les grands vaincus de la crise : les « éclopés » (p. 71) du Système-monde. Sans complaisance, l’auteur démontre la crise généralisée des finances des États du Vieux Monde. Il insiste également sur l’impuissance des Institutions européennes à proposer, face aux difficultés économiques, une réponse commune aux États membres. À cette aune, Heisbourg est très pessimiste pour la construction européenne : « déjà enlisée auparavant, [elle] risque d’être mise à mal » (p. 73), tout particulièrement vis-à-vis d’une Russie qui, quoique gravement affectée par la crise, pousse nettement son avantage géopolitique en Europe de l’Est.
À l’égard du Japon, le constat posé est sans appel. Le déclin d’un pays qualifié de « déclassé » (p. 74) est jugé probable face à une Chine dont il est devenu commercialement dépendant (mais quel État dans le monde ne l’est pas ?) et qui est en train de le dépasser économiquement (ce fut déjà le lot de tous les États avancés d’Europe occidentale).
Pour conclure, François Heisbourg révèle, avec optimisme, « la relative bonne tenue de nombre des pays les plus pauvres » (p. 105), laquelle serait due, entre autres, à « l’accès accéléré de leur population aux technologies de l’information et de la communication » (p. 132). Mais c’est aussi simplement l’unique conséquence positive d’une marginalisation sans cesse accrue des économies impécunieuses à l’égard des actuelles logiques financières et commerciales.
In fine, la nécessité de rétablir la croissance pousse les États, de façon regrettable, à laisser de côté de grandes questions déterminantes pour le développement durable de la planète, dont la problématique environnementale. Et pourtant, l’auteur souligne deux choses. D’une part l’urgence de la situation. D’autre part, les États auraient tout intérêt à considérer les technologies propres comme une opportunité prometteuse dans la mesure où elles seront indubitablement un « relais de croissance et un facteur de puissance y compris stratégique » (p. 134). Aux décideurs politiques de s’atteler à la tâche de préparer l’avenir en tirant les leçons des erreurs du passé. C’est à cette prise de conscience qu’invite François Heisbourg.