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Un idéologue dans le génocide rwandais. Enquête sur Ferdinand Nahimana
Hervé Deguine Paris, Mille et une nuits, 2010, 400 p.
Le génocide rwandais est anonyme. On sait qu’il a causé la mort de près d’un million de Tutsis au printemps 1994. On sait qu’il a conduit à la victoire du Front patriotique rwandais (FPR) et à l’arrivée au pouvoir de Paul Kagame. Mais, sauf à être spécialiste de la question, on serait bien en mal de citer le nom d’un seul de ses instigateurs. Alors que le procès de Nuremberg est entré dans l’Histoire et que la cohorte de ses accusés est connue de tous, le déroulement chaotique des audiences devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) n’a pas aidé à mettre des noms et des visages sur les génocidaires. En entamant la lecture de cette biographie consacrée au « théoricien de l’extermination » des Tutsis, on espérait vaguement, sinon serrer la main du Diable, pour paraphraser le titre du livre de Roméo Dallaire, ancien commandant de la MINUAR, du moins en découvrir les traits.
Que pensait-on découvrir derrière la jaquette noire et les lettres sang de ce gros ouvrage rédigé par un ancien dirigeant de Reporters sans frontières (RSF), cette ONG qui avait très tôt dénoncé les « médias de la haine » au Rwanda et qui fut à l’origine de l’arrestation de Nahimana en 1996 au Cameroun où il avait trouvé refuge ? Sans doute un réquisitoire implacable contre l’ancien directeur de l’Office rwandais de l’information entre 1990 et 1992, contre le fondateur de la Radio télévision libre des Mille collines (RTLM) qui diffusa durant le génocide des appels au crime d’une violence verbale inouïe ? Probablement aussi la dénonciation cinglante d’un intellectuel dévoyé qui consacra ses recherches à dresser les Hutus contre les Tutsis et dont le ralliement en mai 1994 au Gouvernement hutu n’est pas sans rappeler le parcours désespéré d’un Brasillach ?
Or, tel n’est pas le livre que l’on lit. Si Hervé Deguine se plaint du jugement rendu en 2007 par le TPIR – Nahimana est condamné à trente ans de prison seulement sur le fondement de deux seulement des cinq chefs d’accusation initialement retenus contre lui – ce n’est pas en raison de son indulgence mais de sa sévérité. Son enquête loin d’être un procès à charge contre ce « criminel de papier » est au contraire une longue défense, une longue remise en question du sérieux des preuves sur la base desquelles il a été condamné. Ses fonctions à la tête de l’Orinfor ? Il les a exercées avec modération et elles ont cessé deux ans avant le génocide. Son rôle à RTLM ? Il en fut peut-être le concepteur mais ne joue un rôle déterminant ni dans son organisation ni dans son orientation idéologique. Sa thèse d’histoire ? Un travail universitaire dirigé à Paris VII par le grand africaniste, Jean-Pierre Chrétien, qu’on ne saurait suspecter de parti-pris pro Hutu. Son ralliement tardif au président Sindikubwabo ? La preuve de son patriotisme à l’heure où la menace de l’invasion étrangère grandit.
Hervé Deguine avoue que son opinion sur Nahimana a évolué. À l’origine, la culpabilité de celui qu’on présentait comme une sorte de « Goebbels rwandais » ne faisait pour lui aucun doute. Le déroulement du procès à Arusha, dans lequel RSF avait placé tous ses espoirs, l’a ulcéré : c’est moins la partialité de cette justice des vainqueurs qui ont choqué Hervé Deguine que sa gabegie voire son dilettantisme. On aurait aimé que l’auteur soit plus disert sur son évolution personnelle, qu’il parle plus de lui, au risque de parler moins de Nahimana et qu’il explique par quel cheminement ce revirement s’est opéré.
Car ce revirement laisse malgré tout un malaise. Force certes est d’admirer l’honnêteté intellectuelle de cet enquêteur qui, à rebours des intérêts de l’organisation qu’il représente, met en doute ses a priori. Mais la fougue avec laquelle il défend aujourd’hui Nahimana le place du mauvais côté d’un débat partisan où il n’est pas facile de défendre les génocidaires hutus sans courir le risque d’être taxé de négationnisme. Comme le dit excellemment Stephen Smith dans sa courte préface, la « vérité de fait » que défend constamment Hervé Deguine ne se concilie pas aisément avec la « vérité de conviction » qui doit guider notre opinion sur le génocide rwandais.