See English version below « Ça s’est passé comme ça ». Ceci...
Tripoliwood
Delphine Minoui Paris, Grasset, 2011, 206 p.
Delphine Minoui, grand reporter spécialiste du Moyen-Orient lauréate du Prix Albert Londres, nous livre ici son témoignage sur les quelques semaines qu’elle a passées en sa qualité de journaliste à Tripoli, à l’invitation du régime libyen, du 1er mars au 6 avril 2011, soit en pleine répression de l’insurrection par les troupes du colonel Kadhafi et pendant les débuts de l’intervention occidentale dans le pays.
Pourquoi elle, et d’autres, ont-ils bénéficié de ces visas exceptionnels ? L’interview surprise en tête-à-tête avec le fils du Guide de la révolution, Saïf al-Islam, à la descente de l’avion, nous en livre quelques clés. Les journalistes étrangers sont là parce que trop de gens « croient bêtement ce qu’ils voient » (p. 24) sur Al-Jazira. Les journalistes invités, « libres de [se] déplacer », sont là pour « montrer la vérité » (p. 25). Bien évidemment, la liberté promise n'est pas au rendez-vous, et va débuter un jeu de cache-cache, parfois mortellement dangereux, avec les minders chargés de surveiller ces hôtes indociles. Les premières visites commencent, les premières fêlures apparaissent dans le discours officiel, décalé, presqu’irréel de mauvaise foi. Un peu d'astuce, beaucoup de courage, surtout de la part de ses interlocuteurs, permettent malgré tout à l’auteure de faire de belles rencontres. On pense notamment à cet opposant de longue date, Anwar Migariaf, exilé, convaincu quelques mois auparavant de revenir avec la promesse d'être gracié, et qui vit depuis entouré de gardes, dans un hôtel luxueux devenu prison à ciel ouvert. Il a compris trop tard que ce régime voulait simplement « redorer son blason » (p. 88). Ou à cette enseignante libyenne, L., qui nous permet de voir de l’intérieur la société du Livre vert. Comme d’autres Libyens, en tous cas ceux qui ont le courage de s'exprimer sur ce point, elle attend une intervention étrangère, parce que c’est « malheureusement la seule solution » (p. 128). La vie dans les palaces du régime livre son lot de petits chefs serviles, dont certains n’attendent visiblement que l’occasion de retourner leur veste, de gardes mesquins et vétilleux, ou de personnages louches qui traînent dans tous les conflits de la région et qu’on croirait tout droit sortis d'un roman de Graham Greene. Sans oublier la passionaria, chanteuse enthousiaste et qui semble ne rien voir de ce qui l’entoure. Les journalistes aussi, enfermés dans ce huis clos sordide et parfois dangereux, sont égratignés au passage, mais gentiment, pauvre nature humaine. Rien que de tristement familier, même si chaque opportunité de voir derrière le décor est une bonne occasion de se rafraîchir les yeux et la mémoire.
Chacune de ces histoires, chacun de ces portraits, sont ancrés dans le contexte du pays, mais le livre, et c'est là tout son intérêt, permet de réfléchir plus généralement à l'utilisation des médias par les régimes autoritaires et au rôle des journalistes dans cette situation. Pourquoi partir en sachant que l’on va être utilisé comme moyen de propagande par le régime ? Les bribes d’information que l’on peut, de-ci de-là, arracher ou donner, peuvent-ils peser dans la balance ? Les peuples dont le journaliste recherche le témoignage ne risquent-ils pas de le voir uniquement comme un instrument au service de ceux qui les écrasent ? Chacun trouvera dans l’ouvrage ses propres éléments de réponse, par exemple la réflexion de L. : « Toutes ces questions que vous posez sur la violation des droits de l'homme, sur les raids aériens, sur le rôle des mercenaires... Ce sont des questions truffées d'informations sur ce qui se passe dans le pays. Des questions qu'aucun journaliste libyen n'a jamais osé poser ! » (p. 124). Le régime syrien, placé dans une situation comparable, a répondu clairement : circulez y'a rien à voir !