Terreur et martyre, relever le défi de civilisation
Gilles Kepel Paris, Flammarion, coll. « Champs Actuel », 2008, 366 p.
Terreur et martyre s’inscrit dans la lignée des précédents ouvrages de Gilles Kepel sur l’islamisme (Jihad et Fitna). L’auteur s’est imposé comme une référence incontestable dans la discipline en France et dans le monde anglo-saxon, phénomène rare pour un auteur français. Son nouvel ouvrage met en scène « deux Grands récits ». Le premier est incarné par les Administrations de George W. Bush, le second reflète l’idéologie d’al-Qaïda. Gilles Kepel explique comment l’échafaudage des deux doctrines n’a pu résister à la réalité, comment toutes deux aussi ambitieuses, destructrices et presque complices ont connu un sort tragique, car elles étaient vouées à l’échec. Affrontement physique, il y en a eu, notamment en Afghanistan, mais surtout affrontement virtuel. Al Jazeera, YouTube et internet deviennent les rings de ce combat manichéen et exclusiviste. Face à la faillite de ces deux Grands récits, Gilles Kepel voit dans l’Europe le candidat potentiel pour sortir de ce champ de ruines. Dans une démarche de paix par le développement économique, l’auteur convoque un axe euro-méditerranéen comme moteur d’apaisement dans le Golfe.
Prenant comme évènement pilier les attentats du 11 septembre 2001, l’universitaire revient sur l’actualité de ces dernières années où les États-Unis, de la guerre en Afghanistan à celle en Irak, de Guantanamo Bay aux scandales d’Abou Ghraïb, ont perdu crédit et assurance, où le Grand récit du terrorisme, dévoilé par George W. Bush lors du discours de l’Union en 2002, s’est noyé. Si l’auteur est un spécialiste des mouvements islamistes, il pêche sur les États-Unis. Il manque de finesse d’analyse dans son approche de la politique américaine et l’interprète pour le bien de son paradigme comme un gros bloc monolithique. De plus, Gilles Kepel passe outre l’évanouissement progressif de la pensée néoconservatrice au sein de l’Administration américaine.
Dans le second chapitre, traitant du rapport conflictuel entre mouvements sunnites et chiites, il explique comment les sunnites se sont réappropriés le « martyre », avant tout chiite. L’acte de naissance du Hezbollah libanais s’est fait sur les débris de l’attentat-suicide du 11 novembre 1982. Les moudjahidines sunnites combattaient à ce moment l’armée rouge en Afghanistan, sans y avoir recours. Il faudra attendre le Hamas pour que cette pratique se généralise. Technique devenue pilier central de la stratégie d’al-Qaïda, au point qu’Abou Moussab al-Zarqaoui en Irak l’a largement utilisé contre les chiites.
Le chapitre suivant est consacré à une décortication complète de la rhétorique triomphaliste d’Ayman al-Zawahiri face à la « troisième génération de jihadistes » incarnée par Abou Moussab al-Souri et son discours défensif et pessimiste sur la situation de repli auquel le jihad global doit faire face. G. Kepel explique que loin du lyrisme d’Ayman al-Zawahiri, Moussab al-Souri introduit le jihad comme une résistance et présente al-Qaïda comme une méthode plutôt qu’une organisation.
Il se focalise pour finir sur l’Europe et analyse avec pertinence les évènements marquants où l’islam sous toutes ses formes s’est retrouvé impliqué, que ce soit les attentats de 2005 en Grande-Bretagne, l’assassinat de Theo Van Gogh, les caricatures du prophète Mohammed ou le discours de Ratisbonne. Il étudie en parallèle les émeutes des banlieues en France sous un prisme différent. Pour G. Kepel, elles n’étaient pas liées à une déchirure du tissu communautaire, mais à une demande d’intégration dans la société française. Pas de radicalisme religieux ici, car contrairement aux Pays-Bas et à la Grande-Bretagne, où ont été longtemps consolidés des modèles communautaristes dont les conséquences pernicieuses se sont violemment fait sentir, la France a toujours évité ce travers, estime l’auteur.
Europe chamboulée par ces évènements, mais Europe seule garante potentielle d’un avenir plus paisible ? Gilles Kepel le croit. Relativement épargnée par les deux Grands récits, elle doit renouveler un partenariat avec la Méditerranée, tant c’est un enjeu de politique intérieure que de géopolitique. « [I]l n’existe tout simplement pas d’autre choix que de construire la paix par un développement économique conjoint qui couvre l’espace de la région eurogolfe autour de l’axe méditerranéen » (p. 301). Théorie en conformité avec le soutien qu’il apporte à la fondation Eurogolfe dont il est le co-fondateur. Théorie avenante et dont a priori la finalité semble plausible, mais dont la réalisation butera sur de nombreux obstacles.