See English version below « Ça s’est passé comme ça ». Ceci...
Sauvons le Progrès
Par Étienne Klein - Paris, L'aube, 2017, 77p.
Physicien nucléaire – il dirige un laboratoire au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) –, Étienne Klein est un intellectuel complet : il s’est, entre autres, fait connaître du grand public par de nombreux livres de philosophie des sciences, ainsi qu’une émission hebdomadaire sur France Culture. Le présent ouvrage prend la forme d’une discussion avec Denis Lafay, journaliste et auteur.
Le Progrès est en crise. Tel est le postulat initial de ce court essai : voici le Progrès peu à peu remplacé dans le langage par son quasi-synonyme, l’innovation. Loin d’une simple querelle sémantique, l’auteur soutient une thèse beaucoup plus complexe, car défendre le Progrès reviendrait à défendre un ensemble de valeurs, une vision du monde moderne allant bien au-delà de l’innovation tant vénérée à l’heure de la « startup nation ».
Mais qu’est-ce que le Progrès ? Le terme semble daté, comme renvoyant à la période des Trente Glorieuses. Au-delà d’une simple dimension consumériste, le Progrès donne une perspective au présent en laissant entrevoir un futur meilleur et directement intégré à la marche de l’Histoire : en reniant le Progrès, c’est cette perspective qui s’effondre, et « le présentisme furieux dans lequel nous nous complaisons mutile notre capacité à nous projeter vers l’avant, en direction de notre horizon temporel » (p. 23). S’opposent alors deux visions : le Progrès s’appuyant sur le temps constructeur pour aller vers un avenir meilleur, et l’innovation, qui se contente de lutter contre le délitement présent. Cet antagonisme va de pair avec une défiance envers la science et une idée enracinée d’avoir atteint un niveau plateau dans l’avancé de monde : les grandes révolutions sont derrière nous, tandis que le caractère humaniste et universel du Progrès a paradoxalement échoué à s’étendre à l’ensemble de l’humanité, laissant de côté une majorité n’ayant pas accès à la modernité. Parle-t-on alors de « la généralisation des acquis technologiques et d’une distribution fondée sur une juste répartition [à l’ensemble des populations], ou [d’une] simple course en avant [technologique], sectorielle et confinée ? » (p. 30).
Obnubilés par les questions d’éthique et les dangers technologiques, nous avons perdu notre capacité à percevoir les bons côtés du Progrès : si hier encore, les accidents ou catastrophes industriels étaient considérés comme un risque intrinsèque à l’avancée du monde, ils sont aujourd’hui devenus des facteurs d’inhibition pure et simple. Pour autant, l’éthique et la sécurité collective ne doivent pas être laissées de côté : l’avancement des connaissances scientifiques n’apporte en lui-même pas de réponse à la question de savoir ce que nous pouvons et ce que nous devrions : « que voulons-nous faire socialement des savoirs et des pouvoirs que la science nous donne ? Les utiliser tous, par principe […], ou les choisir, faire du cas par cas ? » (p. 39).
Le Progrès, qui a pour vocation initiale de soutenir les communautés, semble apparaître dans les consciences comme un facteur d’assujettissement, tant par l’évolution des mœurs vers un monde « tout-technologique » que par une dépendance croissante à des énergies non renouvelables dans un monde fini. Selon cette logique, le Progrès et la recherche se retrouvent eux-mêmes assujettis à « la double dictature de l’utilitarisme et du rendement » : « “combien ça coute ?” et “à quoi ça sert ?” » (p. 44). Les grandes découvertes scientifiques, celles-là mêmes sur lesquelles reposent la plupart de nos technologies, ne se sont pas réalisées à l’aune de ces représentations court-termistes.
L’évolution du rapport à la science et la remise en cause de sa légitimité s’inscrivent finalement dans l’ère dite de la « post-vérité », notamment caractérisée par la présidence de Donald Trump – rejetant en bloc le changement climatique –, et dans un contexte de défiance généralisée envers toute sorte d’expertise. L’étude de l’histoire des sciences prend alors son sens, permettant de différencier la connaissance de la simple croyance.
En définitive, Étienne Klein signe, avec Denis Lafay, un ouvrage à la fois court, efficace et d’une densité extrême. Si la vitesse d’enchaînement des questions soulevées peut parfois laisser le lecteur dans un sentiment d’incomplétude, l’essai philosophique n’a par essence pas tant vocation à apporter des réponses qu’à provoquer la réflexion. En cela, Sauvons le Progrès remplit sa mission.
Le Progrès est en crise. Tel est le postulat initial de ce court essai : voici le Progrès peu à peu remplacé dans le langage par son quasi-synonyme, l’innovation. Loin d’une simple querelle sémantique, l’auteur soutient une thèse beaucoup plus complexe, car défendre le Progrès reviendrait à défendre un ensemble de valeurs, une vision du monde moderne allant bien au-delà de l’innovation tant vénérée à l’heure de la « startup nation ».
Mais qu’est-ce que le Progrès ? Le terme semble daté, comme renvoyant à la période des Trente Glorieuses. Au-delà d’une simple dimension consumériste, le Progrès donne une perspective au présent en laissant entrevoir un futur meilleur et directement intégré à la marche de l’Histoire : en reniant le Progrès, c’est cette perspective qui s’effondre, et « le présentisme furieux dans lequel nous nous complaisons mutile notre capacité à nous projeter vers l’avant, en direction de notre horizon temporel » (p. 23). S’opposent alors deux visions : le Progrès s’appuyant sur le temps constructeur pour aller vers un avenir meilleur, et l’innovation, qui se contente de lutter contre le délitement présent. Cet antagonisme va de pair avec une défiance envers la science et une idée enracinée d’avoir atteint un niveau plateau dans l’avancé de monde : les grandes révolutions sont derrière nous, tandis que le caractère humaniste et universel du Progrès a paradoxalement échoué à s’étendre à l’ensemble de l’humanité, laissant de côté une majorité n’ayant pas accès à la modernité. Parle-t-on alors de « la généralisation des acquis technologiques et d’une distribution fondée sur une juste répartition [à l’ensemble des populations], ou [d’une] simple course en avant [technologique], sectorielle et confinée ? » (p. 30).
Obnubilés par les questions d’éthique et les dangers technologiques, nous avons perdu notre capacité à percevoir les bons côtés du Progrès : si hier encore, les accidents ou catastrophes industriels étaient considérés comme un risque intrinsèque à l’avancée du monde, ils sont aujourd’hui devenus des facteurs d’inhibition pure et simple. Pour autant, l’éthique et la sécurité collective ne doivent pas être laissées de côté : l’avancement des connaissances scientifiques n’apporte en lui-même pas de réponse à la question de savoir ce que nous pouvons et ce que nous devrions : « que voulons-nous faire socialement des savoirs et des pouvoirs que la science nous donne ? Les utiliser tous, par principe […], ou les choisir, faire du cas par cas ? » (p. 39).
Le Progrès, qui a pour vocation initiale de soutenir les communautés, semble apparaître dans les consciences comme un facteur d’assujettissement, tant par l’évolution des mœurs vers un monde « tout-technologique » que par une dépendance croissante à des énergies non renouvelables dans un monde fini. Selon cette logique, le Progrès et la recherche se retrouvent eux-mêmes assujettis à « la double dictature de l’utilitarisme et du rendement » : « “combien ça coute ?” et “à quoi ça sert ?” » (p. 44). Les grandes découvertes scientifiques, celles-là mêmes sur lesquelles reposent la plupart de nos technologies, ne se sont pas réalisées à l’aune de ces représentations court-termistes.
L’évolution du rapport à la science et la remise en cause de sa légitimité s’inscrivent finalement dans l’ère dite de la « post-vérité », notamment caractérisée par la présidence de Donald Trump – rejetant en bloc le changement climatique –, et dans un contexte de défiance généralisée envers toute sorte d’expertise. L’étude de l’histoire des sciences prend alors son sens, permettant de différencier la connaissance de la simple croyance.
En définitive, Étienne Klein signe, avec Denis Lafay, un ouvrage à la fois court, efficace et d’une densité extrême. Si la vitesse d’enchaînement des questions soulevées peut parfois laisser le lecteur dans un sentiment d’incomplétude, l’essai philosophique n’a par essence pas tant vocation à apporter des réponses qu’à provoquer la réflexion. En cela, Sauvons le Progrès remplit sa mission.