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Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française
Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembeet Françoise Vergès (sous la dir.) Paris, La Découverte, 2010, 539 p.
Voilà plusieurs années que nous suivons avec intérêt les travaux de l'ACHAC (Association pour la Connaissance de l'Histoire de l'Afrique contemporaine). Nous avions ici (RIS 72, hiver 2008) fait l'éloge de leur précédente somme Culture coloniale (CNRS Editions/ Autrement, 2008) où ce groupe de jeunes historiens exhumait, de 1870 à nos jours, les traces en France métropolitaine d'une colonialité dont on avait jusqu'alors sous-estimé la prégnance. Deux ans plus tard, le groupe élargit sa perspective en s'ouvrant à de nouvelles problématiques, moins historiques et plus politiques, et à de nouveaux horizons (on saluera les contributions de nombreux chercheurs de toutes nationalités travaillant aux Etats-Unis tel l'historien sénégalais Mamadou Diouf ou la grande dame des Gender studies Anne McClintock). Ce faisant, Ruptures postcoloniales peut se lire comme le troisième volet d'un tryptique, commencé en 2005 avec La fracture coloniale qui, dans une perspective plus sociologique, cherchait à démontrer la présence toujours bien vivace dans la société française contemporaine d'un héritage colonial mal assumé. Ce faisant aussi, la quarantaine de contributeurs réunis autour de Nicolas Bancel et de Pascal Blanchard s'exposent aux critiques parfois virulentes de Jean-François Bayart qui leur reproche de réifier le fait colonial et d'en nier l'historicité (voir supra).
Dans une introduction remarquable, les six coordinateurs du livre répondent aux critiques qui leur sont adressées. On leur reproche d'ethniciser le fait social ? Vent debout contre le « retour tonitruant » de l'identité nationale dans le débat politique français (p. 26) mais aussi contre le procès en communautarisme qui leur est intenté, ils prônent un vrai cosmopolitisme et affirment que la société française doit se penser en termes d'hybridation voire de créolisation (p. 15). On les accuse d'entretenir une « guerre des mémoires » ? Ils revendiquent au contraire un « travail d'anamnèse » (p. 22) préférable selon eux à « l'aphasie coloniale » (l'expression est de Ann Laura Stoler) qui a trop longtemps prévalu. On pointe leur engagement politique au détriment de leur rigueur scientifique ? Ils invoquent les mânes de Michel Foucault pour réhabiliter la figure de l'intellectuel engagé.
La démarche a le mérite de rompre avec le conformisme timoré qui prévaut souvent dans le monde des sciences humaines. Elle n'en rencontre pas moins certaines limites dont cet ouvrage collectif est emblématique.
Ruptures postcoloniales a en effet perdu la cohérence de ses prédécesseurs. Nulle part n'est explicité le choix du titre : de quelles « ruptures postcoloniales » s'agit-il ? Les contributions se succèdent sans plan très clair (autant le premier quart du livre consacré aux pères fondateurs de la pensée postcoloniale a sa cohérence – on saluera l'essai de Ahmed Boubeker consacré au trop méconnu Abdelmalek Sayad – autant la seconde partie apparaît comme un fourre-tout hétéroclite). À côté des contributions toujours très sûres de Benjamin Stora ou de Marie-Claude Smouts, certaines autres sont la reprise parfois à l'identique d'articles de Culture coloniale (Achille Mbembe, Gabrielle Parker, Herman Lebovics), d'autres ne se justifient guère (ainsi du long article de Françoise Vergès sur la Maison des civilisations et de l'unité réunionnaise sans lien clair avec les autres articles du recueil). Plus inquiétant encore, d'autres se perdent – et perdent au passage leurs lecteurs – dans un sabir inutile (on peine à voir l'intérêt de certains néologismes forgés sans justification : mêlement (p. 180), déréalisation (p. 224), déclosion (p. 305), monstration (p. 398), transcolonialité (p. 404), etc. ) et dans des développements dont nous confesserons, le rouge au front, ne pas avoir compris le moindre mot (ainsi de l'article de Ramon Grosfoguel sur le « pluri-versalisme décolonial »).
À force de vouloir parler, mal, de tout, la pensée postcoloniale, véritable auberge espagnole, court le risque de ne plus parler de rien.