See English version below « Ça s’est passé comme ça ». Ceci...
Royaume d’asphalte. Jeunesse saoudienne en révolte
Par Pascal Menoret - Paris, La Découverte / Wildproject, 2016, 283p.
Ouvrage d’anthropologie sociale et historique, qui emprunte à plusieurs champs d’étude, Royaume d’asphalte se veut « au service de la compréhension des responsabilités de l’État saoudien dans la marginalisation et la production des violences urbaines » (p. 29). Pascal Menoret explique, dans une démarche réflexive, son itinéraire initial de recherche auprès de groupes islamiques saoudiens, compliqué par l’accès délicat à ces groupes et au terrain dans les villages du Najd, puis l’étude de la violence urbaine à Riyad (chap. 2). L’attention du chercheur, professeur d’anthropologie à l’Université Brandeis (Massachussetts), se porte finalement sur la manifestation la plus spectaculaire de l’aliénation sociale et politique des jeunes, le tafhït, soit les « dérapages » automobiles sur les axes routiers rectilignes de Riyad (chap. 5 et 6).
Pour remonter aux origines du tafhït, l’auteur retrace l’urbanisation de Riyad depuis 1960, qui s’est appuyée sur la marginalisation économique des migrants ruraux et la domestication des Bédouins grâce à la centralisation de l’État des Al-Saoud. La marginalisation des jeunes, l’aliénation politique et la répression sont les conséquences de la captation des rentes pétrolières et immobilières par les clients et des rapports féodaux que la dynastie entretient avec ses soutiens dans la classe roturière – promoteurs, concessionnaires automobiles, détenteurs de monopoles à l’importation. Les marginalisés font les frais d’une politique urbaine basée sur la promotion immobilière, qui favorise l’extension de la ville par lotissements, permettant aux princes et aux promoteurs de récupérer l’épargne des fonctionnaires et de la classe moyenne de la capitale. Une patiente exploitation des archives du cabinet d’urbanisme grec Doxiadis, chargé en 1968 d’établir un plan directeur du développement urbain de Riyad (chap. 3), présente l’expulsion des Bédouins et l’étalement de la ville comme une politique urbaine consciente des princes Al-Saoud. La modernisation de la ville correspond en effet à la proclamation du « développement comme idéologie officielle » des Al-Saoud, qui voient dans la technocratie la légitimation de leur oligarchie, et dans la modernisation liée au pétrole la récompense divine de leur excellence.
Dès lors, pour Pascal Menoret, « la violence routière est une forme de violence politique » (p. 13) : la civilisation de l’automobile, de l’asphalte et du lotissement éloigne les Saoudiens les uns des autres, annihile les lieux publics et de sociabilité, tout comme la séparation stricte entre les sexes et les classes sociales. L’« État infrastructurel », qui s’appuie sur les voitures et les routes, a aboli les possibilités d’agir et de protester, et créé une « situation d’apathie et de dépolitisation » (p. 17). Le tafhït est une échappatoire dans un État répressif, dont la loi se fonde sur la violence, et dans une société inégalitaire où les chances de prospérité sont inaccessibles sans wāsta (piston). Né du tufush, de « l’impotence sociale » collective ressentie par les jeunes, le tafhït est une contre-culture possédant ses héros transgressifs, ses codes subversifs – honneur, usage du corps, sexualité – et créant ses propres espaces au sein de la ville – toponymies, usages.
Pascal Menoret nous offre un ouvrage riche, en sources d’abord (archives Doxiadis, cartes urbaines, photographies, productions de la contre-culture du tafhït) et en pistes de réflexion sur la justice urbaine, dans un livre qu’il ne veut pas « désespéré». Celui-ci permet de mieux appréhender la population, mal connue, des jeunes saoudiens, habituellement analysée sous le prisme sécuritaire trompeur que leur appliquent tant le régime gérontocrate des Al-Saoud que ses alliés occidentaux conservateurs.
Pour remonter aux origines du tafhït, l’auteur retrace l’urbanisation de Riyad depuis 1960, qui s’est appuyée sur la marginalisation économique des migrants ruraux et la domestication des Bédouins grâce à la centralisation de l’État des Al-Saoud. La marginalisation des jeunes, l’aliénation politique et la répression sont les conséquences de la captation des rentes pétrolières et immobilières par les clients et des rapports féodaux que la dynastie entretient avec ses soutiens dans la classe roturière – promoteurs, concessionnaires automobiles, détenteurs de monopoles à l’importation. Les marginalisés font les frais d’une politique urbaine basée sur la promotion immobilière, qui favorise l’extension de la ville par lotissements, permettant aux princes et aux promoteurs de récupérer l’épargne des fonctionnaires et de la classe moyenne de la capitale. Une patiente exploitation des archives du cabinet d’urbanisme grec Doxiadis, chargé en 1968 d’établir un plan directeur du développement urbain de Riyad (chap. 3), présente l’expulsion des Bédouins et l’étalement de la ville comme une politique urbaine consciente des princes Al-Saoud. La modernisation de la ville correspond en effet à la proclamation du « développement comme idéologie officielle » des Al-Saoud, qui voient dans la technocratie la légitimation de leur oligarchie, et dans la modernisation liée au pétrole la récompense divine de leur excellence.
Dès lors, pour Pascal Menoret, « la violence routière est une forme de violence politique » (p. 13) : la civilisation de l’automobile, de l’asphalte et du lotissement éloigne les Saoudiens les uns des autres, annihile les lieux publics et de sociabilité, tout comme la séparation stricte entre les sexes et les classes sociales. L’« État infrastructurel », qui s’appuie sur les voitures et les routes, a aboli les possibilités d’agir et de protester, et créé une « situation d’apathie et de dépolitisation » (p. 17). Le tafhït est une échappatoire dans un État répressif, dont la loi se fonde sur la violence, et dans une société inégalitaire où les chances de prospérité sont inaccessibles sans wāsta (piston). Né du tufush, de « l’impotence sociale » collective ressentie par les jeunes, le tafhït est une contre-culture possédant ses héros transgressifs, ses codes subversifs – honneur, usage du corps, sexualité – et créant ses propres espaces au sein de la ville – toponymies, usages.
Pascal Menoret nous offre un ouvrage riche, en sources d’abord (archives Doxiadis, cartes urbaines, photographies, productions de la contre-culture du tafhït) et en pistes de réflexion sur la justice urbaine, dans un livre qu’il ne veut pas « désespéré». Celui-ci permet de mieux appréhender la population, mal connue, des jeunes saoudiens, habituellement analysée sous le prisme sécuritaire trompeur que leur appliquent tant le régime gérontocrate des Al-Saoud que ses alliés occidentaux conservateurs.