L’élection aisée de Dmitri Medvedev à la présidence de la Fédération de Russie, début mars 2008, a souvent été présentée dans les médias comme la simple intronisation d’un candidat désigné plusieurs mois à l’avance par Vladimir Poutine. Pourtant, cette élection suscite, au-delà des doutes sur le déroulement du scrutin, des interrogations de fond sur le système politique russe : qui gouverne réellement à Moscou ? Quels sont les jeux de pouvoir autour du président? Quelles sont les nouvelles élites russes, leurs cercles de mobilisation et leurs trajectoires ?
C’est à ces interrogations centrales que répond l’ouvrage de Jean-Robert Raviot. Fin connaisseur de la Russie et de son système politique, l’auteur dénonce d’emblée un travers courant des observateurs de ce pays, voire de certains de ses habitants : la tentation de l’analyser à travers le prisme d’une « normalité » qui serait représentée par l’Occident. C’est souvent à l’aune des démocraties occidentales ou de la mondialisation que sont appréciées les évolutions d’un pays dont les dirigeants, au début des années 1990, souhaitaient un retour au « monde civilisé » après la longue « parenthèse » soviétique. Or, ce cadre d’analyse, qui engendre nombre de préjugés et de clichés, n’est pas pertinent pour comprendre les mécanismes du pouvoir en Russie ou pour jauger leur évolution. Le premier mérite – et non le moindre – de Qui dirige la Russie ? est donc de replacer les événements dans leur juste perspective, en tentant de comprendre la Russie « pour ce qu’elle est ». Ce qui caractérise en premier lieu le système politique russe, c’est ce que Jean-Robert Raviot appelle le « kremlinocentrisme », c’est-à-dire le rôle central du Président, dans les institutions (la Constitution de 1993 instaure un régime « présidentialiste ») comme dans la pratique du pouvoir. Le « kremlinocentrisme » est indissociable du césarisme qui a marqué, au début des années 1990, le nouveau régime russe en combinant dans la figure du président plusieurs types de légitimité (notamment démocratique et charismatique). Enfin, le « kremlinocentrisme » est commun à Boris Eltsine et à Vladimir Poutine, qui en font toutefois des usages différents. Sous Boris Eltsine, la figure du président est centrale parce qu’il est l’arbitre d’un système de pouvoir polycentrique et concurrentiel. Vladimir Poutine, au contraire, réorganise les ressources politiques à partir du Kremlin, désormais au sommet de la verticale du pouvoir.
Le second aspect fondamental dans la Russie post-soviétique tient à la jonction de plusieurs cercles d’élites du pouvoir. Les membres de la nomenklatoura sont toujours présents dans les années 1990, une nomenklatoura qui a su s’adapter à la construction du capitalisme mais dont les pratiques et les mentalités, prégnantes au sein de l’élite du pouvoir post-soviétique, sont inchangées. À la faveur des privatisations et de la démocratisation apparaissent aussi de nouveaux profils au sein de l’élite du pouvoir, les oligarques et les élus ou professionnels de la politique, qui pour Jean-Robert Raviot s’apparentent davantage à des « fonctionnaires politiques ». La présidence de Vladimir Poutine, qui instaure un capitalisme administré, coïncide avec l’émergence de ce que l’auteur nomme la korpokratoura, nouvelle élite caractérisée, comme la nomenklatoura, par une forte interpénétration entre le monde politique et le monde des affaires. Dmitri Medvedev, président d’une génération nouvelle, en est l’un des meilleurs représentants.
En décortiquant les mécanismes de circulation des élites, Jean-Robert Raviot donne toutes les clés nécessaires pour comprendre le fonctionnement du pouvoir dans la Russie post-soviétique. Il en pronostique également le devenir, en soulignant le principal défi auquel sont confrontées les nouvelles élites russes : le « déficit méritocratique » (la déconnexion entre la position sociale occupée et les qualifications), source majeure de défiance du peuple vis-à-vis d’élites qui sont dès lors considérablement fragilisées par ce déficit de légitimité.