Quand la Tunisie s’invente Entre Orient et Occident, des imaginaires politiques
Driss Abbassi Paris, Éditions Autrement, coll. « Mémoires/Histoire », 2009, 155p .
Comment les manuels scolaires tracent-ils la trajectoire de la construction d’une identité tunisienne depuis l’indépendance du pays en 1956 ? Telle est la question que pose ici Driss Abbassi. Elle peut aussi se formuler ainsi : comment l’histoire est-elle manipulée pour servir les volontés politiques et les priorités idéologiques du pouvoir ? On sait que l’histoire est partout un outil privilégié de la fabrication d’un collectif national, censé assurer l’homogénéité d’un État, surtout quand il est en construction. La Tunisie n’échappe pas à cette règle.
Il faut, selon l’auteur, distinguer plusieurs phases dans l’entreprise éducative du pouvoir. Dans une première période, allant en gros jusqu’à la fin des années 1960, l’accent est mis sur la dimension maghrébine du pays et sur son ancrage méditerranéen. Dès cette époque, on relève toutefois une importante différence entre les manuels de langue arabe et ceux de langue française, encore majoritaires dans le cycle secondaire. Dans les premiers, l’identité arabo-islamique du pays est martelée de façon à être intériorisée par les élèves dès le primaire. Les seconds sont plus nuancés.
Pourtant, une constante du récit historique officiel véhiculé par les manuels est la dimension méditerranéenne du pays. Les deux présidents successifs ont insisté sur cet aspect de la personnalité nationale, voulant donner, par là, l’image d’une nation ouverte sur la rive Nord du Mare Nostrum et soucieuse de pluralité.
On constate un infléchissement du propos pédagogique à partir des années 1970, cependant que la césure entre arabe et français se maintient. L’appartenance maghrébine est abandonnée au profit de la construction d’une « tunisianité » qui s’accompagne d’une pesante omniprésence du personnage de Bourguiba, présenté comme l’acteur presque exclusif de cette construction. À partir de sa déposition en 1987, le « Combattant Suprême », ainsi qu’il se faisait appeler, disparaît pratiquement des manuels, et reste la tunisianité, de plus en plus valorisée.
Avec la réforme Charfi, du nom du ministre de l’Éducation (1989-1994) qui la mit en place, l’ancrage méditerranéen se renforce en même temps que la référence, purement théorique il est vrai, à des valeurs universelles comme les droits de l’homme et la démocratie. De même, la profondeur historique de la Tunisie, bien antérieure à la conquête arabe, est fortement mise en valeur. Hannibal et Jugurtha sont présentés comme des héros positifs d’une Tunisie fière de la totalité de son passé. Les références à l’Antiquité ne sont toutefois pas une innovation comme l’affirme l’auteur. H. Bourguiba s’est systématiquement réclamé de cet héritage. D. Abbassi insiste en revanche avec raison sur la volonté du pouvoir actuel de renforcer un patriotisme de terroir qu’on pourrait qualifier d’autocentré. Émerge aujourd’hui des manuels l’image d’un pays irénique et ouvert sur l’extérieur tout en étant soudé par l’amour de la patrie, image de prospectus touristiques en quelque sorte...
Comment expliquer, malgré la constance des références à la géographie et à l’histoire longue, l’hypersensibilité arabo-islamique de l’écrasante majorité des Tunisiens ? C’est que l’ambiguïté du contenu de la construction nationale n’a cessé de prévaloir depuis cinquante ans, comme si l’image de la pluralité était réservée à l’extérieur, tandis que la construction identitaire à usage interne prenait pour axe le pilier arabo-musulman. C’est ce nationalisme là qui structure aujourd’hui l’identité tunisienne, la rapprochant davantage du monde arabe que de l’ensemble méditerranéen. L’enseignement en est une des causes.
Ce livre donne en partie à comprendre cette crispation. On lui reprochera, c’est dommage, quelques erreurs comme l’insistance à affirmer que la Tunisie a consacré l’égalité des sexes, ce qui est loin d’être le cas. Peut-être, également, l’influence de l’histoire coloniale sur le récit post-colonial est-elle exagérée même si, à l’évidence, elle s’est faite sentir. Cela n’empêche pas de souligner l’intérêt de cet ouvrage.