Nourrir les hommes
Jean-Paul Charvet (sous la dir.) Paris, Cned Sedes, 2008. 318 p.
D’ici à 2050, l’humanité va voir sa population croître de 3 milliards d’âmes supplémentaires. Nourrir les hommes est donc une question porteuse d’inquiétudes, mais aussi brûlante d’actualité : la FAO n’annonce-t-elle pas le retour de la faim dans le monde avec le franchissement du cap tragique de plus d’1 milliard d’être humains sous alimentés durant l’année 2009 ? Le riche travail de J.-P. Charvet n’en est alors que plus justifié, d’autant qu’il a su s’entourer d’éminents collègues, tous spécialistes comme lui de géographie rurale et agricole.
Dans les États développés du Nord, les systèmes agroalimentaires – « façon dont les hommes s’organisent et organisent l’espace aux différentes échelles afin de consommer et de produire leur nourriture » (p. 17) – sont caractérisés par leur remarquable productivité et par des alimentations richement carnées où les problèmes alimentaires sont d’abord conséquence de l’excès (l’obésité par exemple) que du manque. Pour ces territoires, le défi consiste à maintenir de hauts niveaux de production garantissant des exportations massives et la durabilité d’un opulent système économique à la fois agro-industriel et agro-tertiaire.
Cependant, pour assurer la pérennité de leur développement, les agro-systèmes du Nord doivent résoudre les externalités négatives que leur mode de croissance a pu engendrer. À cet égard, les politiques agricoles (PAC et Farm Bill principalement) sont en cours de libéralisation croissante. Les aides sont découplées de la production et les stratégies productives deviennent de plus en plus subtiles afin de parvenir à la « garantie des revenus agricoles » (p. 98). Par ailleurs, le tournant agro-environnemental des techniques de culture est de plus en plus net, en UE notamment, suite à l’adoption du principe de l’éco-conditionnalité des subventions. Toutefois, certains États du Nord restent concernés par de lourds problèmes. Tel est le cas des agricultures d’Europe orientale, qui ont dû régler l’épineuse question de la décollectivisation postsoviétique, et qui disposent de systèmes agricoles très fragmentés – lesquels juxtaposent des formes d’exploitation néo-collectivistes, familiales face à un puissant agrobusiness – qui demeurent, nonobstant, caractérisés par « un fort potentiel de production encore partiellement inexploité » (p. 126).
Dans le monde en développement, les problématiques agricoles sont encore plus enchevêtrées. Aire frappée par la sous-nutrition, cette partie de la planète est aussi la première zone d’importation de produits alimentaires et, partant, est frappée de plein fouet par le brutal renchérissement du cours des matières premières agricoles (surtout lié, il faut le rappeler, à des mouvements de spéculation et au détournement de plus en plus massif des productions agricoles vers des usages non alimentaires). Dès lors, la « facture des importations céréalières des pays les plus pauvres devrait augmenter de plus 50 % en 2008 après avoir augmenté de plus de 33 % en 2007 » (p. 22). Mais il s’agit également de la région du monde où les mutations alimentaires sont les plus irréfragables : demande globale accrue et abandon très progressif des régimes alimentaires végétaux pour des modes de consommation plus carnés dans le cadre du phénomène de transition alimentaire. Subséquemment, les États du Sud sont au cœur de deux grandes mutations agricoles planétaires : « des productions de plus en plus animales » (p. 203) et une orientation massive des grains vers la nourriture des troupeaux. Quant à leurs structures de production, elles sont encore duales. Cette schizophrénie agricole s’explique, d’un côté, par la permanence d’agricultures vivrières qui, loin d’être anecdotiques, gardent une importance vitale. Sources d’emploi et d’alimentation des populations, elles sont aujourd’hui en phase de modernisation, nombre d’entre elles versant dans le « vivrier marchand » (p. 161), malgré des problèmes prégnants (faiblesse de l’aide de l’État, sous-développement technique, finitude des terroirs). D’un autre côté, les agricultures du Sud sont alignées sur la mondialisation des flux agricoles grâce à des cultures commerciales à finalité exportatrice. À cette aune, certains États réussissent fort bien. Le Brésil, déjà « ferme du monde » (p. 225), dispose d’un solde agricole largement positif en développant des productions stratégiques (soja, viande). Plus ponctuellement, c’est grâce à des choix productifs très ciblés que des États du Sud sont devenus des acteurs majeurs du marché agricole mondial — le Pérou grâce aux asperges et aux mangues, le Costa Rica au café et aux ananas. Mais la dépendance aux cultures d’exportation peut être aussi délétère : positionnement sur des productions obérées par la concurrence et la chute historique des cours (cacao de Côte d’Ivoire), soumission aux firmes transnationales oligopolistiques qui régissent la sphère de la commercialisation/distribution des produits, creusement des hiatus spatiaux entre les régions agricoles qui réussissent et celles qui se marginalisent.
Dans tous les cas, du Nord au Sud, les agricultures mondiales devront drastiquement augmenter leurs productions d’ici à un avenir proche. Car ce n’est pas la mer qui nourrira l’humanité : signe d’un inquiétant overfishing, les captures plafonnent cependant que l’aquaculture, malgré un bond productif récent et spectaculaire, ne peut guère prétendre à une massification sans cesse accrue de la disponibilité alimentaire des denrées halieutiques. In fine, l’augmentation productive agricole passe par une reprise du mouvement d’intensification des cultures, mais selon une approche tempérée, sachant faire coexister des agricultures conventionnelles respectueuses de l’environnement avec des agricultures de qualité, garanties par des labels, certes d’abord positionnées dans les États riches mais qui offrent également des perspectives pour les États du Sud. L’État disposant le plus de fermes labellisées « agriculture biologique » n’est-il pas, avec l’Italie, le Mexique ?