Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé
Dani Rodrik Paris, La Découverte, coll. « Textes à lappui », 2008, 189 p.
Dans son dernier ouvrage, composé de quatre articles regroupés pour l’occasion, l’économiste Dani Rodrik revient sur les prescriptions économiques libérales conventionnellement regroupées sous l’appellation de « consensus de Washington » en s’interrogeant sur leur pertinence comme mode de développement. Sa réflexion cherche à remettre en cause la prétendue équation entre mondialisation et respect des normes du « consensus ». Il remarque en effet à juste titre que les pays qui ont le plus profité de l’ouverture de leur économie au marché mondial ne sont pas ceux qui ont pris en compte les postulats libéraux nord-américains, bien au contraire. Après un premier article sur les paradoxes de la mondialisation et un second analysant les stratégies de croissance à l’œuvre à différents endroits de la planète, le troisième texte se concentre sur l’exemple de l’Inde dans les années 1980, le quatrième sur l’échec des logiques libérales en Amérique latine à la même époque.
Renforcée par de nombreux calculs économiques et tableaux récapitulatifs difficiles à saisir pour les non-spécialistes, la démonstration de Dani Rodrik, par ailleurs très agréable à lire grâce à la traduction de Christophe Jacquet qui est accessible au grand public, fait force. Comme l’auteur l’explique dès l’introduction, il « n’est de bonne économie que dans un contexte donné » (p. 6) : les pays ayant entièrement transposé un cadre juridique formel importé se sont heurtés à de grandes difficultés économiques et institutionnelles. Les « bons » principes comme celui de la solvabilité budgétaire ne s’appliquent pas, en effet, de manière similaire sur l’ensemble de la planète. Toute intégration économique en profondeur au niveau mondial étant impossible au vu de la fragmentation de la souveraineté politique, il faut bien se résoudre à des approches morcelées et dépendantes des circonstances politiques et sociales dans lesquelles s’inscrit le changement économique. Par ailleurs, le respect des normes du « consensus de Washington » ne peut en rien freiner les stratégies de captation de la rente par les élites au pouvoir, ni influencer le niveau de corruption, comme on l’a noté dans le cas de nombreux pays africains. L’économiste invite donc à reconnaître et à prendre en compte la plasticité des principes, dans le cadre d’une démarche graduelle et ajustée, qui assume ses hésitations.
Les stratégies de croissance sont donc très diverses et souvent hétérodoxes. Les succès de l’économie chinoise, indienne, vietnamienne et ougandaise, passés en revue par l’auteur, ne sont pas du tout fondés sur le libre-échange : la Chine ou la Corée du Sud ont privilégié les entreprises publiques, l’Inde a préservé des secteurs considérés comme stratégiques à son économie, en particulier parce qu’ils emploient une main d’œuvre nombreuse, l’intervention publique y est restée forte, les investissements étrangers n’y sont pas forcément les bienvenus s’ils concurrencent des secteurs subventionnés à perte, etc. Ainsi, dans le chapitre consacré à l’Inde, Dani Rodrik réfléchit plus en détail à la transition de l’Inde vers la croissance, commencée au début des années 1980 et non dans la décennie suivante, et l’explique parce qu’une partie du secteur privé a perçu un changement d’attitude du gouvernement à son égard, ce qui a ensuite été confirmé par des réformes ciblées à son avantage. Au contraire, l’application formelle des principes libéraux en Amérique latine a valu à la région une « décennie perdue » dans les années 1980. La dépendance accrue envers le marché mondial, une grande volatilité économique conjuguée à des mouvements erratiques de capitaux ont effrayé les populations : la peur de la mobilité descendante dans les classes moyennes et le besoin de cohésion sociale sont venus mettre un terme à ces parcours économiques en donnant le pouvoir à des hommes politiques de sensibilité plus nettement socialiste.
La prise en compte de l’environnement institutionnel et l’enracinement dans un contexte local devraient donc constituer des éléments décisifs dans les choix effectués en matière de politique économique. Les pays les plus soumis au « consensus de Washington » ont en effet eu à gérer une contradiction grandissante entre leur agenda de libéralisation et la faiblesse de leurs fondements institutionnels. Si l’accélération de croissance ponctuelle s’avère somme tout assez courante, la stimulation de la croissance sur le long terme nécessite des changements institutionnels de fond : les sociétés où la participation des citoyens est la plus forte s’adaptent mieux aux chocs économiques externes et connaissent une moindre volatilité économique (p. 162). En cette période de réflexion sur les raisons de la crise économique et financière mondiale, le livre de Dani Rodrik arrive à temps afin de rappeler le danger d’une approche trop idéologique de l’économie. Son invitation à « revenir à la réalité du terrain » laisse espérer des stratégies dorénavant plus raisonnées et ciblées, prenant en compte les évolutions institutionnelles et sociétales et non les statistiques, et centrées sur les besoins des populations locales.