Fruit d'échanges et de réflexions menés dans le cadre de l'Observatoire de l'Asie du Sud du CERI, l'ouvrage a pour point de départ le constat suivant : alors même que les violences interétatiques sont en nette diminution en Asie du Sud, le nombre de victimes de guerres civiles, guérillas ou répressions militaires ne cesse d'augmenter. Ce paradoxe est l'occasion pour les auteurs d'interroger un nombre et une variété particulièrement impressionnants de phénomènes miliciens.
Cette exhaustivité vire parfois à l'auberge espagnole et l'on met un moment avant de trouver un fil conducteur entre des mouvements d'émancipation nationale tels le LTTE au Sri Lanka ou les Karens en Birmanie, les guérillas maoïstes du Népal ou du Bihar et les milices stricto sensu que l'on trouve au Pakistan, en Inde voire au Bangladesh.
Une des clés de lecture peut se trouver autour de la question de la recomposition de l'État et de l'imaginaire national dont les manifestations violentes ou spectaculaires irriguent cette zone. Longtemps on a imaginé que les conflits structurant ce qu'on appelait alors le Tiers Monde trouvaient uniquement leurs sources dans la contestation des cadres étatiques et sociaux hérités de la colonisation. Ce livre est une fois encore l'occasion de montrer que le jeu des acteurs est beaucoup plus dynamique qu'on ne l'imagine trop souvent du haut de notre vision européocentriste. Certes la période coloniale joue son rôle et la contribution de Chris Smith consacrée au LTTE est à cet égard éclairante. On voit à quel point les Tamouls avaient prospéré dans ce cadre en y trouvant le moyen d'accéder aux professions libérales et aux emplois de fonctionnaires et d'administrateurs au Sri Lanka ou ailleurs dans l'Empire (notamment en Malaisie où le réseau ferroviaire était presque intégralement entre leurs mains). Les indépendances venues, ils se sont retrouvés en butte à l'hostilité de leurs anciens administrés et ont cherché à bâtir un cadre étatique qui leur soit propre.
Pour autant les conflits s'inscrivent aussi dans une durée beaucoup plus longue que la période coloniale. La Birmanie est de ce point de vue un bon exemple : l'ethnie birmane, concentrée au cœur du pays, autour de la vallée et du delta du fleuve Irrawaddy, cherchant à reprendre sa domination sur les ethnies périphériques dans une lutte cent fois recommencée.
Là où le livre devient particulièrement stimulant c'est dans les cas du Pakistan et de l'Inde à travers les contributions de Mariam Abou Zahab et de Christophe Jaffrelot. En étudiant le phénomène du Sipah-e Sahaba Pakistan (Armée des compagnons du prophète Mahomet, SSP) la première nous dévoile une grande partie du jeu des acteurs dans la recomposition politique ayant affecté ce pays. On suit, à la lire, la volonté du général Zia Ul Haq de combattre les militants du Parti du peuple pakistanais (PPP) des Buthos en s'appuyant sur des milices islamistes mais aussi son désir de bâtir un Pakistan non plus seulement sur un substrat national mais aussi islamique. Volonté qui rencontre les désirs d'une nouvelle classe moyenne, issue de la politique de libéralisation économique du même général, qui ne trouve pas sa place dans les partis politiques traditionnels et s'investit dans le SSP. On assiste peu à peu à l'émancipation des acteurs locaux jouant de plus en plus leur jeu, notamment en Afghanistan. Mais au-delà des violences et affrontements sanglants, on sent le besoin pour le Pakistan de se construire un imaginaire collectif qui ne soit plus seulement une opposition à l'Inde mais une existence en tant que telle.
Cas identique mais avec des variantes pour le grand voisin indien à travers le parcours du Rashtriya Swayamsevak Sang (Association des volontaires nationaux, RSS). Ce mouvement, fondé en 1925, a innervé le nationalisme hindou en donnant naissance au tournant des années 1980 au BJP mais aussi au Bajrang Dal, mouvement affichant clairement la violence comme moyen d'arriver à ses objectifs. On suit la manière dont ces trois formations, alliance du culturel, du politique et de la violence, se sont attachés à transformer l'Inde de Nehru, laïque, progressiste, multiculturelle au profit d'une nouvelle identité collective. Nouvelle identité reposant entre autre sur un passé réinventé qui fait par exemple refuser la représentation de la déesse Saraswati au motif de la tradition quand cette dernière la présente en tenue d'Eve depuis au moins le xiie siècle.
Un peu trop kaléidoscope par moment, manquant d'une véritable problématisation de son sujet, l'ouvrage est par contre une mine d'informations sur cette région et vaut le détour par certaines de ses contributions.