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Marche sur mes yeux. Portrait de l’Iran aujourd’hui
Serge Michel, Paolo Woods (photos) Paris, Bernard Grasset, 2010, 365 p.
Serge Michel, rédacteur en chef adjoint du journal Le Temps, et Paolo Woods réussissent la gageure d’expliquer, à travers une galerie de portraits, un pays complexe et au premier abord indéchiffrable. Cette réussite est double : d’une part, ils parviennent à raconter la vie d’Iraniens de tous horizons sans se limiter à la bourgeoisie omniprésente dans les reportages des médias occidentaux. Cette ambition de mettre en lumière l’ensemble de la société iranienne constitue l’une des principales réussites de l’ouvrage. En outre, les auteurs dépeignent un Iran inconnu des journalistes ne restant que quelques jours à Téhéran ; ces derniers sont d’ailleurs l’objet de nombreuses blagues au sein de la population iranienne car ils alimentent les clichés véhiculés en Occident : un pays terroriste obsédé par la bombe atomique et l’islamisme dont la société réprimerait plus que d’autres l’émancipation des femmes. Ces journalistes de passage à Téhéran doivent donc dépasser ce que Serge Michel appelle justement le « cliché noir », symbolisé par la représentation de la femme iranienne voilée de noir, largement diffusé dans les médias occidentaux.
Pour décrypter les événements, les journalistes ont recours aux iranologues. Compte-tenu des contraintes médiatiques, ces érudits de l’Iran ont des difficultés à diffuser leur savoir et à s’assurer les bonnes grâces du régime pour poursuivre leurs recherches en République islamique : « à défaut de pouvoir dévoiler leurs connaissances, ils se contentent le plus souvent d’affirmer qu’il ne faut pas se fier aux apparences, un procédé qui a l’avantage de tenir en une minute trente » (p. 20). Les auteurs relèvent avec gourmandise que ce souci de dépasser les apparences rejoint le discours du régime islamique qui utilise son image extrêmement détériorée sur la scène internationale pour éblouir les visiteurs. Pour les auteurs, « tout est vrai, le cliché comme la connaissance approfondie » des iranologues (p. 23). En filigrane de cet ouvrage se dessine par ailleurs un Iran que l’on peut qualifier de simplement humain. L’humanisme est d’ailleurs la pierre angulaire de cet ouvrage. En raison de la crise politique et sociale traversée par le pays au lendemain des élections présidentielles de juin 2009, les auteurs ont abandonné leur projet initial qui s’intitulait « l’Iran heureux ». Pourtant, dans leur description de la situation qu’a connue le pays, pendant la campagne présidentielle du printemps 2009, les auteurs mettent en exergue « la circulation apocalyptique et joyeuse » qui règne alors à Téhéran dans une ambiance de « carnaval » (p. 77). La victoire de la répression sur ce mouvement social spontané est ensuite détaillée à partir de sources de première main.
Une bonne partie du propos des auteurs se trouve dans la galerie d’une cinquantaine de portraits d’Iraniens ordinaires, un regard à hauteur d’homme au-delà des poncifs et de la parole officielle : du bazar au milieu artistique du nord de Téhéran, de Persépolis à l’importance du mariage (qu’il soit temporaire ou pas) dans la société iranienne, des rencontres avec des homosexuels au cimetière des martyrs de la guerre Iran-Irak de Behesht Zahra. Le récit est une contribution précieuse à la compréhension de l’Iran d’aujourd’hui. Ce livre est également un plaidoyer de deux amoureux de l’Iran pour une autre couverture médiatique de ce pays en Occident. En ce sens, cet ouvrage est exemplaire et mériterait de servir de manuel dans les écoles de journalisme.