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Mafia Export : Comment les mafias italiennes ont colonisé le monde
Francesco Forgione Arles, Actes Sud, 2010, 270 p.
L’enjeu des organisations mafieuses est marqué par le déséquilibre entre l’importance réelle du problème et l’attention que lui porte la vie politique et scientifique. Francesco Forgione, journaliste et ancien président de la commission antimafia du Parlement italien, nous livre ici essai une démarche qui commence à combler ce vide.
Sans s’attarder sur l’histoire de la Mafia italienne, F. Forgione met au centre de son analyse la portée globale des structures mafieuses, qui ont réussi à tisser un réseau criminel dense organisé autour de la planète. La Cosa Nostra sicilienne, la ‘ndrangheta calabraise et la camorra napolitaine – ses organismes principaux – réalisent un chiffre d’affaires annuel estimé entre 120 et 180 milliards d’euros, dont presque la moitié est réinvestie dans le narcotrafic, le commerce d’armes et la contrebande, ainsi que le paiement des « collaborateurs » – le reste entre par le blanchiment d’argent dans l’économie légale. Semblables à une holding économique et financière multinationale suivant les flux financiers, les systèmes mafieux profitent des mécanismes de la mondialisation pour conquérir de nouveaux marchés et pénétrer dans le monde politique et économique hors d’Italie. La ligne de démarcation entre activités légales et clandestines devient d’autant plus floue : le réseau des mafias s’étend des villages italiens (avec leurs forts liens familiaux) à la communauté des émigrés et des hommes de confiance, jusqu’aux avocats, hommes politiques et entrepreneurs.
Au cours des dernières décennies, la ‘ndrangheta a dépassé les siciliens de la Cosa Nostra et est devenue à son tour le principal acteur dans le transport des stupéfiants (en première ligne de la cocaïne) de l’Amérique vers le Vieux continent. Basée à San Luca en Calabre, cette organisation est donc devenue le précurseur de la mafia mondialisée, grâce à sa capacité d’adaptation aux nouveaux contextes d’un monde globalisé. De manière détaillée et érudite, Forgione retrace les ramifications de la mafia dans le monde entier et reconstitue à l’aide de rapports d’enquêtes, de jugements et d’articles de journaux les nombreuses histoires autour des membres des clans mafieux : les boss italiens respectés vivant entre le Venezuela et la Colombie et organisant le contact avec les cartels mexicains et colombiens ; les mafieux incarcérés en Espagne disposant d’une liberté d’action qui leur permet de continuer à tisser leur toile alors même qu’ils sont en prison ; les nombreux Calabrais en Allemagne qui, se cachant derrière des pizzerias et des sociétés d’import-export, assurent les chemins des stupéfiants entre Amsterdam et le reste de l’Europe ; les enquêteurs en Australie tués par les hommes de la ‘ndrangheta parce qu’ils mettent en lumière l’enracinement de cette organisation criminelle sur le continent australien.
L’auteur se pose la question essentielle de savoir comment les mafias italiennes ont réussi à établir une telle structure à l’échelle globale au nez et à la barbe des institutions politiques et judiciaires. Il identifie trois raisons fondamentales : premièrement, l’absence d’un organe central qui rassemble et coordonne les résultats des enquêtes sur les mafias. L’ouvrage a notamment le mérite de présenter de nombreuses cartes, qui montrent la diffusion de la mafia italienne sur la planète et ses réseaux d’action – F. Forgione est le premier à établir une telle cartographie. L’harmonisation rudimentaire du droit pénal – même au sein de l’Union européenne – constitue le deuxième grand obstacle à la lutte contre la criminalité organisée. La reconnaissance du délit d’association criminelle de type mafieux comme il est défini dans le Code pénal italien serait une démarche importante vers une action anti-mafia commune. Enfin, l’auteur reproche aux politiques leur hypocrisie – voire complicité – à l’égard des organisations mafieuses, ainsi que leur corruption.
« Mafia Export » est ainsi plus qu’une documentation captivante et détaillée de l’internationalisation de la mafia italienne ; il se fait plaidoyer pour une lutte plus déterminée contre le noyautage de nos démocraties par la mafia.