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L’Oumma en fragments, contrôler le sunnisme au Liban
Bernard Rougier Paris, PUF, 2011, 256 p.
Et si le Liban était le lieu des influences à la fois religieuses et, surtout, géopolitiques du Moyen-Orient ? C’est à cette question complexe et aux ressorts multiples que tente de répondre Bernard Rougier dans cet ouvrage. Spécialiste du Moyen-Orient arabe, professeur, entre autres, à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il cherche ici à présenter les acteurs militants de l’Oumma (la communauté des croyants) du Nord-Liban. Selon lui, simple espace local dans les années 1990, le Nord-Liban est devenu dans les années 2000 un espace stratégique convoité, une « arène militante », où se déploient un nombre impressionnant d’intervenants qui s’affrontent, et sont impliqués dans les transformations de la scène idéologique de l’islam sunnite.
B. Rougier distingue trois catégories qui peuvent se confondre au gré des événements et de leurs objectifs : le résistant (mouqâwin), le combattant (mouqâtil) et le combattant du jihad (moujâhid). Ils connaissent chacun des destinées diverses en fonction des causes qu’ils incarnent. Le mouqâwin se reconnaît par son refus radical de l’Occident, et par sa volonté de combattre sur différents fronts. Il tient sa puissance de sa maîtrise totale (Iran) ou partielle (Liban, Palestine) des secteurs les plus stratégiques de l’appareil étatique. Son objectif est de défendre les symboles de l’Islam qu’il juge menacés, et il peut compter entre autres sur l’essor des chaînes satellitaires (Iqra’ ou al-Majd) pour asseoir son influence. Une autre figure de l’Oumma, la plus répandue, est celle du mouqâtil, dont la mission première est de se défendre de toute intrusion étrangère. Contrairement aux deux autres qui le tiennent en étau, il ne vise pas à teinter son discours de lutte d’une perspective idéologique forte, ce qui lui permet d’être davantage enclin à la négociation avec les instances internationales, à l’instar de Yasser Arafat du temps de son combat pour la création d’un État palestinien. Enfin, le moujâhid, figure la plus médiatique en Occident, oriente le « combat sacré dans la voie de Dieu » (p. 1) contre tout ce qui représente l’Occident. Il se rapproche donc en cela du mouqâwin mais s’en différencie radicalement par son incapacité à s’approprier sur le long terme un appareil de pouvoir : Al-Qaïda par exemple appartient à cette catégorie.
Ces trois figures se définissent également par leurs registres d’action, qui se partagent essentiellement entre des entreprises pacifiques et de violence. Elles subissent par ailleurs les pressions des États de la région ayant un intérêt particulier pour le Nord-Liban, devenu le point de convergence d’une lutte pour l’appropriation d’un mythe supra-étatique, l’islamisme. L’Iran, d’abord, qui, bien qu’étant un régime islamiste non arabe et non sunnite, parvient à demeurer influent par l’entremise du Hezbollah. La Syrie, ensuite, qui, considère que le Nord-Liban est son espace intérieur, et qu’elle se doit de maîtriser tous les milieux islamistes pour assurer sa sécurité. L’Arabie Saoudite, enfin, qui entretient des liens religieux très forts avec la région, ses immenses moyens financiers permettant de former de futurs religieux, à l’Université islamique de Médine, aux principes du salafisme. Le Nord-Liban est d’autant plus ouvert aux influences extérieures qu’il s’agit de la région la plus pauvre du pays.
Décrivant dans un premier temps les différents acteurs et leurs moyens d’actions, l’auteur s’attarde dans un second temps à les confronter à la réalité du Nord-Liban et consacre un chapitre à chaque figure de l’Oumma. On retiendra son étude de la naissance du Fatah Al-Islam et, surtout, son enquête sur le réseau McDonalds, en référence aux attentats de 2002 et 2003 visant spécifiquement les restaurants occidentaux, où il met en évidence que l’appartenance à une institution nationale (plusieurs participants étaient des militaires) ne saurait prémunir d’une sympathie envers les idéaux jihadistes.
Ouvrage d’une érudition rare, l’Oumma en fragments est indispensable pour qui veut comprendre la situation politique et sociale du Nord-Liban, et, en particulier, l’influence des mouvements jihadistes qui demeurent un problème majeur pour la sécurité de la région.