L’Iran, derrière le miroir
Christian Bromberger (sous la dir.) Arles, Actes Sud, La pensée de midi, Revue n° 27, 2009, 241 p.
Cette série de portraits de personnages actuels ou disparus est, selon Christian Bromberger qui a dirigé cette publication, un aperçu « du dynamisme et des aspérités multiformes d’une société tiraillée entre modèles contradictoires ». Ce sont les « paradoxes persans », ainsi nommés par Jean Colosimo. La présentation successive d’un pasdaran, d’un chauffeur de taxi, d’un ayatollah, d’un peintre contemporain, d’un cinéaste révolutionnaire, d’un fonctionnaire opportuniste, d’un leader autonomiste turc, d’un chef spirituel sunnite, d’un grand poète, d’un jeune musicien, d’une féministe, d’une alpiniste… aurait pu produire une image brouillée. En fait nous visitons la réalité iranienne riche et complexe.
Ceci se retrouve, comme le souligne C. Bromberger, dans le statut des femmes, victimes d’une criante inégalité de droits mais si présentes dans la société. Elles ont conquis une place enviable à l’université, affichent un militantisme actif et un fort intérêt pour le sport. Elles sont contraintes à une « double-vie » : l’austérité extérieure, et un épanouissement (parfois débridé) à l’intérieur. Un véritable dédoublement de personnalité, mais aussi bien des frustrations pour les Iraniens… des deux sexes.
D’autres dimensions sont abordées : nationalisme teinté de xénophobie, avec un attachement à une iranité qui transcende l’islam ; le défi du multiethnisme, via les revendications identitaires azéries, kurdes, baloutches, tout comme la pratique religieuse sunnite, aveuglément réprimées par le pouvoir central. C. Bromberger montre que traditions et modernité s’entrecroisent dans une société en mouvement où se mêlent « fierté patriotique, références religieuses chiites, poussée individualiste et traditions familiales, occidentalisation des modes de vie.
L’Iran ne manque pas de femmes qui « font bouger » les quartiers, par leur engagement social et économique, anticipant les « politiques de la ville », suppléant les carences de l’administration, à l’instar de Shahla Sherkatt et Massoumé Ebtekar, ces « dames de Téhéran », dont J. Colosimo décrit le parcours. Ou Mme Gohari, dont Masserat Amir-Ebrahimi montre l’action en faveur de l’hygiène dans les quartiers Sud de Téhéran. On y découvre des personnalités engagées dans la restauration de la dignité des démunis, à l’instar de Rassoul et Fatemeh, ces « nouveaux chevaliers (pahlavan) du quartier Cyrus évoqués par Mina Saidi-Shahrouz et Parvine Ghassem ; les jeunes couples « modernes », eux, cherchent l’évasion dans des pratiques sportives comme l’alpinisme.
Tout changement de régime suscite ses opportunistes, comme Sâdegh qui, moderniste avant la révolution, adhéra ensuite sans scrupule au régime islamisant. Ce régime cultive ad nauseam un culte des martyrs, comme Shahid Morteza Avini, cinéaste qui a mis sa caméra et son savoir occidentalisé au service de l’exaltation des combattants sur le front d’Irak. Le théâtre, incarné ici par le jeune Amir Reza Koohestani, ruse avec la censure et oscille entre poésie et réalisme. Alice Bombardier montre que peintres et artistes réinventent une synthèse entre tradition et modernité tandis que Ariane Zevaco décrit comment le répertoire musical traditionnel s’adapte à travers de jeunes musiciens comme Morteza Godzari.
Le régime se raidit face au « péril » du séparatisme ethnique. Stéphane Dudoignon analyse fort bien que les poussées identitaires baloutches réprimées dans le sang reflètent en réalité une revendication sunnite, d’inspiration indo-pakistanaise en voie de radicalisation salafite. Gilles Riaux, pour sa part, retrace l’itinéraire du nationaliste azéri Mahmoud Ali Chehregani, dont le pouvoir a bloqué l’ascension politique en 1996, initiant une répression systématique qui transforme en revendication identitaire ce qui serait une aspiration culturelle. La contestation passe aussi par le clergé, à l’image de Motjahed Shabestari dont Yann Richard rappelle la mise à la retraite sous Mahmoud Ahmadinejad.
À côté de cela, on assiste à l’ascension d’ex-officiers pasdarans, tels « Reza », décrit par Bernard Hourcade, devenus comme Qalibaf et Rezai, responsables politiques ou hauts fonctionnaires. Une nouvelle élite qui a réussi sa reconversion. Ceci contraste avec la fin de mondes anciens, comme l’univers nomade incarné par Â. J’afar Qoli Rostami Bakhtiyâri, grande figure tribale évoquée par J.-P. Digard. Au total, nous avons ici une clé d’entrée du jardin persan.