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L’Europe par le marché. Histoire d’une stratégie improbable
Nicolas Jabko Traduit de langlais par Marie-Pierre Jouannaud, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, 292 p.
Avec L’Europe par le marché, traduction actualisée et remaniée de Playing the Market: A Political Strategy for Uniting Europe[1], Nicolas Jabko ouvre une nouvelle voie à l’analyse de la construction européenne. Le titre est d’ailleurs trompeur. Il semble évident à tout Européen que la Communauté économique européenne s’est créée par le marché et, à la première lecture, le titre choisi et le sous-titre – Histoire d’une stratégie improbable – n’invitent pas à une révolution de l’analyse. Pourtant, par son aspect novateur face aux analyses utilitaristes, institutionnalistes et constructivistes classiques, cet ouvrage se révèle passionnant et le choix de rendre cette théorie accessible aux chercheurs francophones est parfaitement justifié. Si l’analyse se concentre sur les années 1985-2005, le cœur de la démonstration de Nicolas Jabko est l’utilisation par la Commission européenne présidée par Jacques Delors d’une stratégie politique fondée sur le marché afin de faire avancer la construction européenne. Nicolas Jabko part de deux constatations. La première est la vision divergente de la construction européenne qu’ont les Européens. Alors qu’une partie des Français critiquent l’Europe en tant que machine libérale à l’anglo-saxonne, les Britanniques l’analysent comme un Léviathan tentaculaire au service des puissances du continent. La seconde constatation est que la « révolution tranquille » qui a vu dans les années 1980 l’approfondissement du projet européen ne peut pas se réduire à la victoire des idéaux fédéralistes. Beaucoup, selon Nicolas Jabko, se sont ralliés à la construction européenne à partir du moment où ils y ont vu un moyen de poursuivre leurs desseins. Face à des visions différentes et souvent diamétralement opposées du monde, notamment entre des défenseurs du libéralisme et des partisans de la régulation et de la protection sociale, on pourrait s’étonner que la construction européenne ait pu prospérer et atteindre un tel niveau d’intégration. Selon Nicolas Jabko, la raison principale de ce succès est la stratégie mise en place par la Commission européenne pour convaincre les différents partenaires que le marché européen leur permettrait à moyen ou long terme d’atteindre leur propre but politique. Le brio de la Commission européenne consistait à convaincre des personnes ayant des intérêts divergents à long terme que la création à court terme d’un marché commun de l’énergie ou d’une monnaie commune leur permettrait à terme de faire triompher leur propre projet politique. Nicolas Jabko parle de constructivisme stratégique. Selon lui, les idées peuvent « devenir une ressource cruciale entre les mains d’acteurs stratégiques qui comprennent leur utilité pour rassembler des groupes dont les objectifs sont divers, voire incompatibles » (p. 24). C’est l’exploitation politique de l’idée de marché qui a permis à la Commission européenne d’atteindre son objectif.
Au-delà de l’exemple du marché financier ou du marché de l’électricité, l’analyse de la manière dont la Commission européenne a imposé les fonds structurels, qui représentent aujourd’hui plus du tiers du budget de l’Union européenne, est particulièrement éclairante. Les fonds structurels sont de manière évidente un outil de redistribution, qui dès lors suscite aisément l’adhésion des partis politiques de gauche. Tout le travail de la Commission européenne a dès lors été de convaincre les partisans du libéralisme de l’attrait de ces fonds structurels. C’est la raison pour laquelle la Commission européenne a présenté ceux-ci comme une politique de développement, facteur de croissance, et non de redistribution. Par ailleurs, la Commission a présenté ces fonds comme nécessaires pour aplanir les difficultés que connaîtraient les régions non encore habituées aux pressions concurrentielles d’un marché libre et unifié. La raison d’être des fonds structurels serait ainsi de faciliter le processus de libéralisation, et non pas de limiter ses effets. L’ouvrage et la position défendue par Nicolas Jabko sont probablement insuffisants pour expliquer seuls la construction européenne, mais ils constituent un complément indispensable pour comprendre la dimension stratégique du processus de construction de l’Union européenne.
[1] Playing the Market: A Political Strategy for Uniting Europe, 1985-2005, Ithaca (N.Y.), Cornel University Press, 2006.