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L’État inachevé, la question du droit dans les pays arabes
Ali Mezghani Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2011, 352 p.
Dans sa conclusion, le juriste tunisien Ali Mezghani nous dit espérer une chose : que les révolutions arabes qui se sont succédées depuis le début de l'année 2011 contredisent ce qui fait la matière même de son livre. En d'autres termes, que l'histoire reprenne son cours dans cette partie du monde et que le droit cesse de n'être qu'une simple mise en forme juridique de la norme religieuse pour retrouver sa place de construction humaine fondatrice et organisatrice de la Cité. L'État inachevé est en effet, pour l'essentiel, une analyse juridique et historique des raisons pour lesquelles le monde arabo-musulman n'est pas encore entré dans l'ère du droit. Certes, les États arabes contemporains sont modernes, dans le sens où la majorité de leurs populations maîtrisent l'ensemble des outils de la modernisation technicienne. Mais pourquoi l'entrée dans la modernité, au sens d'un système de pensée et de principes fondateurs de nouvelles normes, n'y est-elle pas assumée, y compris par leurs élites ? Parce que « toute interrogation sur la modernité est une interrogation sur le statut du passé, en particulier sur celui de la religion » répond A. Mezghani. C'est donc cette obsession du passé, son essentialisation et son refus de l'historiciser, cette « peur de l'histoire » – selon ses termes – qu'il entreprend d'inventorier avec une grande érudition et une cruelle rigueur. Se situant à contre-courant des postures post-modernes de l'analyse dominante actuelle, il fait de l'autonomisation du droit par rapport à la normativité religieuse la condition sine qua non de la sortie du monde arabe de l'ère des totalitarismes, sans pour autant qu'il ne se perde par mimétisme, comme l'en menacent les défenseurs d'une identité sacralisée. Car « construire une autre société ne revient pas à transposer la société de l'autre » tente-t-il de rassurer, face au vent de panique identitaire qui balaie la région.
Pour expliquer le caractère « funambule » de l'État arabo-musulman déchiré entre deux temporalités, A. Mezghani nous livre quelques analyses novatrices sur la prise du pouvoir religieux par les jurisconsultes et sur la construction de la théorie orthodoxe qui s'est soldée par la fermeture des portes de l'Ijtihad (effort d'interprétation) autour du xe siècle et par la prééminence progressive prise par les hadith (les dits supposés du prophète), puis par le consensus au sein de la communauté sur le texte coranique lui-même, glissements qui ont servi tous les conservatismes. Autres pages éclairantes, celles sur l'absence du théâtre – jusqu'à la fin du xixe siècle – dans l'espace culturel arabo-musulman, qui a pourtant assidûment fréquenté les maîtres grecs. En se privant de ce lieu d'expression profane et cathartique, les Arabes sont restés cantonnés dans le temple où l'auditeur écoute le seul « discours prescriptif venu d'en haut ».
On pourra reprocher à l'auteur quelques postulats ne reflétant pas la complexité des situations contemporaines. Ainsi, à vouloir trop assimiler le primat du religieux à l'emprise de la tradition, il ne saisit pas toujours les méandres de l'appropriation du moderne par les tenants de « l'islamisation de la modernité ». Également, même si sa charge est à bien des égards pertinente, à trop vite exécuter les théories de la post-modernité, il s'interdit d'explorer les trous noirs de la modernité des Lumières qui expliquent en partie les critiques dont elle fait l'objet.
Cela n'empêche pas de devoir considérer L'État inachevé comme un livre important, qui donne des cléfs pour comprendre les impasses et les espoirs arabes d'aujourd'hui. Il permet aussi de confirmer que les intellectuels du monde arabe assument plus que jamais la charge de penser eux-mêmes leur histoire et leur société, ce qu'en occident, hélas, on continue trop souvent d'occulter.