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L’Espace intellectuel en Europe. De la formation des États-nations à la mondialisation, XIX -XXIe siècle
Gisèle Sapiro (sous la dir.) Paris, La Découverte, 2009, 401 p.
Ce recueil d’articles dirigé par la sociologue Gisèle Sapiro propose de cheminer à travers l’espace intellectuel en Europe depuis le xixe siècle. L’héritage est prestigieux, mais sans continuité : la constitution des États-nations prime sur une éventuelle communauté savante européenne rendue difficile par la diversité des langues.
Le monde intellectuel est envisagé comme un univers social formé d’agents, d’individus et d’institutions relativement autonomes par rapport aux sphères politiques, économiques et religieuses. Éparpillées dans un univers aux limites mal dessinées, littérature, philosophie, histoire et sociologie présentent chacune leur spécificité ce qui rend d’ailleurs quasi-impossible le comparatisme entre pays européens.
À la suite de Bourdieu et de Marx, Gisèle Sapiro souligne que les textes circulent le plus souvent sans leur contexte, générant des malentendus et des conflits d’interprétation-traduction qui se rajoutent à la polysémie des œuvres (les traductions de Max Weber en français en sont un exemple). Champ morcelé, semé d’ambiguïtés, le pari de présenter un livre sur l’espace intellectuel en Europe est donc osé.
Un texte en préambule de Bourdieu intitulée « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées » prévient le lecteur des dangers et des erreurs possibles à vouloir embrasser ce sujet. Il rappelle d’abord avec force que « la vie intellectuelle est le lieu, comme tous les autres espaces sociaux, de nationalismes et d’impérialismes » et que « les intellectuels véhiculent, presque autant que les autres, des préjugés et des idées reçues ». Bourdieu précise ensuite que « très souvent, avec les auteurs étrangers, ce n’est pas ce qu’ils disent qui compte, mais ce qu’on leur fait dire » dans un monde où seuls les auteurs « élastiques » circulent bien.
Après cette mise en garde sur les inévitables imperfections de méthodes pour traiter pareil sujet, le sociologue Victor Karady établit un historique de la genèse et de la trajectoire des disciplines dites sociales dans un champ européen constitué.
Remontant au Moyen Âge, il met en évidence des échanges intenses au moyen de correspondances, de visites dans les universités et d’études d’érudits.
À partir du xvie siècle, l’espace intellectuel se complexifie sous l’effet de la formation d’États centralisés et de la Réforme, qui entraîne parmi ses conséquences la scission du réseau des universités, académies, lycées et collèges. L’affaiblissement du latin à partir de cette période laisse place aux langues savantes autonomes, représentatives des nouvelles puissances. Un nouveau coup à l’unification du champ de production intellectuel est porté.
Le xixe et le xxe siècle voient l’organisation de sociétés savantes produisant des paradigmes scientifiques à l’échelle internationale, à l’image de la Société psychanalytique de Freud. Toutefois, un champ européen des Sciences sociales ne se dessine pas véritablement.
Plusieurs articles font apparaître les freins à la constitution d’une Europe intellectuelle, même si quelques temps forts politiques (lutte antifasciste, mai 68…) indiquent l’existence de communautés ponctuelles de réflexion.
Gisèle Sapiro nous montre ensuite que l’Europe est le centre du marché mondial de la traduction. Ce qui pourrait alors apparaître comme un atout majeur est pondéré par l’exemple du marché du livre, doublement structuré par les États-nations et les aires linguistiques, comme autant de richesses, mais surtout de résistances.
Fort des constats et des analyses sur les difficultés à voir émerger un espace intellectuel européen, l’ouvrage se poursuit par une réflexion sur la direction prise par la sociologie au sein de l’Europe. L’internationalisation indéniable des revues spécialisées s’accompagne d’un repli national dans un contexte d’hégémonie américaine. La piste d’institutions et de revues innovantes européennes est présentée comme une voie prometteuse qui n’appauvrirait en rien les sociologies nationales mais beaucoup reste à faire.
Concernant les Sciences sociales en Europe sur les vingt dernières années, les chercheurs Yves Gingras et Johann Heilbron montrent que les collaborations intra-européennes ont connu une croissance semblable à celle des autres collaborations internationales mais qu’elles se situent à un niveau largement inférieur à celui des Sciences de la nature. Ce dernier aspect questionne à nouveau la nécessité d’une langue commune…
Quelques pistes pour favoriser la formation d’un espace européen de la recherche en Sciences humaines et sociales viennent clore ce recueil. À l’heure où l’Europe économique et politique semble avoir le souffle court, on aurait aimé que ces dernières questions soient davantage développées. La démarche rigoureuse de l’ensemble de l’ouvrage se refuse aux conjectures hasardeuses. Mais l’appétit est aiguisé. On attend la suite…