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Les sociétés civiles dans le monde musulman
Anna Bozzo et Pierre-Jean Luizard (dir.) Paris, La Découverte, 2011, 477 p.
Depuis près d'un an, les sociétés à majorité musulmane quittent progressivement le « trou noir » dans lequel de nombreux observateurs les avaient abandonnées, et ce afin de s'engager sur les voies tumultueuses de la démocratie. Les sociétés civiles dans le monde musulman offre un panorama des acteurs de la société civile, synonyme de démocratisation et de « bonne gouvernance » en occident. Dirigé par Anna Bozzo, professeur associée en histoire des pays musulmans à l’université Roma Tre et par Pierre-Jean Luizard, historien spécialiste du Moyen-Orient, directeur de recherche au CNRS et membre du Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (GSRL), cet ouvrage pluridisciplinaire compile les interventions des chercheurs présents lors des journées d'étude organisées à Rome du 14 au 16 mai 2009 par le GSRL et l'université Roma Tre. Bien qu'ayant été écrits avant les récents mouvements de protestations, les articles éclairent, les fondements de l'autoritarisme des régimes qui vacillent aujourd'hui.
Dans la lignée des analyses précédentes sur les ressorts des régimes autoritaires arabes, l'ouvrage met en exergue les spécificités de la société civile et de son évolution dans les sociétés musulmanes par l'exposé des origines et des conditions d'émergence de quelques cas d'étude pertinents. A. Bozzo illustre l'apparition d'un espace public en Algérie, impulsée en grande partie par l'application de la loi 1901 sous la période coloniale. Cristiana Baldazzi, chercheur en littérature arabe, souligne quant à elle l'importance des salons et cafés, lieux de sociabilisation par excellence dans la Palestine ottomane. Selon Paola Pizzo, chercheur en histoire contemporaine, les crises entre coptes et musulmans ne seront dépassées que par l'affirmation de la même citoyenneté pour tous, elle souligne l'importance de l'alliance originelle entre la Croix et le Croissant sur laquelle s'est bâtie l'Égypte indépendante. Il est donc fondamental de considérer l'évolution des sociétés civiles à travers leur rapport à l'État. La société civile ne peut exister sans État ; elle est même parfois construite contre lui, quand le pouvoir central tente de contrôler les espaces autonomes. Elle n'existe qu’à travers une reconnaissance réciproque de légitimité. Or, en terre d'islam, la plupart des régimes se sont construits sur une réaction à la domination européenne, sur l'omniprésence de l'armée, sur l'unanimisme et le parti unique. Par conséquent, les groupements incarnant « une constellation d'intérêts » (p. 19) privés et publics ont parfois fait l'objet d'une captation autoritaire, à travers le verrouillage juridique et institutionnel des libertés publiques. Dès lors que le pouvoir d'initiative de réformes appartient à la sphère politique, les mouvements de réforme du droit ont, certes, permis la « légalisation » de l'opposition, mais uniquement si elle restait limitée et reconnaissait le cadre politique établi. Ainsi, les réformes n'ont jamais vraiment remis en cause la nature autoritaire des régimes. Pourtant, ce sont bien souvent ces négociations ou ces affrontements avec le pouvoir autoritaire qui ont permis l'émergence d'une initiative citoyenne.
L'ouvrage d'A. Bozzo et de P-J. Luizard offre un panorama complet des sociétés civiles et des déterminants multiples propres à chaque État. Pourtant, l'étude des cadres d'émergence et d'évolution de la société civile, couplée aux tendances lourdes qui conditionnent les bouleversements récents, n'ont pas permis d'établir un schéma explicatif précis quant au déclenchement des évènements actuels. Les analyses prochaines sur le rôle de la société civile et la reconstruction des systèmes d’organisations politiques et sociaux, devront se garder des pièges de la transitologie. En effet, la voie unique vers tel ou tel type de démocratie ne réside pas tant dans les conditions initiales d'un soulèvement, mais bien dans le chemin suivi, qui comprend, aujourd'hui encore, une part de mystère.