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Les nouvelles frontières de la société française
Didier Fassin (sous la dir.) Paris, La Découverte, 2010, 598 p.
En 2006, Didier Fassin et ses collègues de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, avaient soulevé une polémique en s'interrogeant sur la substitution au sein de la société française de la question sociale par la question raciale (D. Fassin, E. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, 2006). Le concept de race étant depuis longtemps décrédibilisé par la science et la lutte contre le racisme devenue une priorité politique, on avait vu dans cette tentative de racialiser le débat social le risque de voir relégitimée une notion honnie.
L'idée pourtant a fait son chemin et, comme Pap Ndiaye l'a démontré dans son étude des Noirs de France (La condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, 2008), « c'est précisément parce que les races n'existent pas qu'il faut s'intéresser à ce qui conduit nos sociétés à les faire exister [...] » (D. Fassin, p. 158). Cette approche volontiers « démoralisatrice » devrait faire sortir de l'impasse la controverse sur les statistiques raciales, parasitée par celle concomitante sur la discrimination positive (E. Fassin).
Entre 2006 et 2008, D Fassin a animé un programme de recherches sur financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR) dont l'intitulé risque d'induire en erreur l'internationaliste. Il s'agit en effet moins de frontières au sens géopolitique du terme que de lignes de fracture qui parcourent la société contemporaine. L'hypothèse de travail de D. Fassin est qu'aux frontières extérieures qui séparaient les Français des étrangers se sont substituées des frontières intérieures plus labiles mais non moins discriminantes entre catégories sociales racialisées. Le passage des premières aux secondes permet de rendre compte des discriminations que subissent les immigrés de la deuxième ou troisième génération qu'aucune différence de nationalité ne distingue plus des « Français de souche ». Leur altérité n'est plus juridique – la naturalisation de ces « Français paradoxaux », comme les surnomme François Masure, est lourde pour eux de désillusions – mais bien raciale. C'est ce que montre l'étude des émeutiers de l'automne 2005 qui révèle, à rebours des préjugés charriés dans les médias, qu'ils étaient quasiment tous Français et nés en France (S.H. Belgacem, S. Beaud). Le résultat de cette investigation est digne d'éloges. D. Fassin, entouré de collègues chevronnés (J. Valluy, E. Fassin, G. Noiriel, R. Rechtman), a en effet fait émerger une génération de jeunes sociologues dont la quantité et la qualité des travaux autour de la "question immigrée" et des discriminations forcent l'admiration. Alors qu'il est d'usage, quand on recense un ouvrage collectif, de déplorer la qualité hétérogène de ses contributions ou de pointer ses redites, les travaux des participants à ce programme interdisciplinaire n'encourent pas pareille critique. Présentant les résultats de leurs enquêtes, ces jeunes thésards visitent quelques-uns de ces espaces « frontaliers » : un centre de rétention administrative (N. Fischer), un lieu d'accueil de demandeurs d'asile (E. d'Halluin, C. Kobelinsky), un foyer Sonacotra (M. Bernardot), un service de psychiatrie pour adolescents (I. Coutant), un collectif de soutien à des étrangers expulsables (G. Beltran)... Partout se joue la même tension, non seulement entre Français et étrangers, mais plus largement entre Eux et Nous. Un Eux et un Nous qui ne sont pas le produit d'une quelconque identité nationale ou culturelle, mais bien d'une construction politique comme nous invitent à le penser, au prix d'un renversement de perspective, les whiteness studies (A. Bosa).