Les armes nucléaires : mythes et réalités
Georges Le Guelte Arles, Actes Sud, coll. « Questions de société », 2009, 390 p
Depuis l’invention de la bombe qu’on appelait à l’époque « atomique » jusqu’au retrait des États-Unis du traité ABM, en passant par la crise de Cuba, celle des euromissiles, la « guerre des étoiles » et les accords de désarmement SALT et START, Georges Le Guelte nous livre en près de 400 pages denses une histoire politique et scientifique des arsenaux nucléaires. Qui cherche des informations sur les arsenaux américano-soviétiques, leur composition, leur évolution, leur doctrine d’emploi y trouvera son bonheur en regrettant néanmoins qu’une part trop réduite soit consacrée à l’histoire des autres membres du club nucléaire (Royaume-Uni, France, Chine). Mais – et c’est là le plus intéressant – on y trouvera aussi, sous la plume pourtant d’un insider, une dénonciation implacable du surarmement nucléaire.
Cette dénonciation se lit en filigrane. George Le Guelte – que Michel Rocard présente fort justement comme un « diplomate nucléaire » ayant fait toute sa carrière entre le CEA et l’AIEA – est trop policé pour écrire un pamphlet anti-nucléaire. Mais ce qu’il nous apprend de l’histoire de l’arme nucléaire n’a pas moins de force de mobilisation qu’un appel du mouvement pacifiste Pugwash. Il nous montre en effet combien le développement de cet arsenal a été empirique.
Comme le dit fort bien Michel Rocard dans une introduction qu’il faut lire et saluer – alors que trop souvent les préfaciers, aussi prestigieux soient-ils, n’apportent guère de plus-value à l’ouvrage qu’ils introduisent – la causalité logique a été renversée. Là où la définition préalable des doctrines aurait dû orienter le choix des armes, on découvre avec effroi que le complexe militaro-industriel, dénoncé en son temps par Eisenhower, a produit des armes auxquelles il a fallu ensuite trouver une raison d’être. Sans verser dans le sensationnalisme ni dans la théorie du complot, Georges Le Guelte montre par quels procédés, aussi bien aux États-Unis qu’en URSS, l’industrie d’armement a construit sur fonds publics hors de toute pression concurrentielle un arsenal qui ne répondait à aucune nécessité stratégique. Pour ne citer que deux exemples contemporains, le F-22 ou l’hélicoptère Comanche, dont la conception remonte aux années 1980, ont été mis en service au début des années 2000 alors que leur utilité avait depuis longtemps disparu.
Le complexe militaro-industriel s’est appuyé sur deux moteurs très puissants. D’une part l’exploitation de la peur. Pendant toute la guerre froide, les Américains ont vécu dans la hantise de l’anéantissement. La croissance ininterrompue de leurs arsenaux est motivée par la crainte d’être surpassés par les Soviétiques, crainte souvent exagérée comme le montre la fiction du « bomber gap » (1954-55), du « missile gap » (1959-60) ou le mythe de la « fenêtre de vulnérabilité » à la fin des années 70. L’autre ressort est l’illusion d’invulnérabilité que confère la possession de l’arme nucléaire. Cela explique les sentiments ambivalents qu’elle suscite dans l’opinion publique : si une fraction pacifiste redoute son mésusage et milite pour son élimination, une partie plus large encore estime, en Iran, au Pakistan mais aussi aux États-Unis qu’elle constitue un élément non négociable de la souveraineté nationale. Cette illusion a la vie dure, malgré les guerres de Corée, du Viêtnam ou d’Afghanistan, ou les apories de la « guerre contre le terrorisme » décrétée après le 11-septembre et dans laquelle on peine à trouver une utilité à l’arme nucléaire. La conjonction de ces facteurs permet de comprendre pourquoi l’arme nucléaire n’a pas disparu après la fin de la Guerre froide.
Ce paradoxe constitue non seulement un effroyable gaspillage budgétaire – les États-Unis ont à eux seuls consacré un total de 6 000 milliards de dollars à la constitution et à l’entretien de leur arsenal nucléaire – mais il fait également peser sur l’humanité entière un terrible danger. Car, à lire l’histoire de l’arme nucléaire que brosse Georges Le Guelte, histoire marquée par la multiplicité d’incidents techniques et d’erreurs d’appréciation politiques, on en vient à se demander par quel miracle le feu nucléaire n’a jamais été déclenché depuis 1945 et à redouter qu’un jour ou l’autre, à la frontière indo-pakistanaise par exemple ou dans un centre russe de contrôle mal entretenu, l’irréparable ne finisse par se produire.