L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine
Mathieu Rigouste La Découverte, coll. « Cahiers libres », février 2009, 348 p.
La thèse de sciences politiques de Mathieu Rigouste a été dirigée par Nicolas Bancel dont nous avons déjà évoqué dans ces colonnes les travaux sur la « culture coloniale ». N. Bancel et l’équipe des chercheurs de l’Achac (Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine) réunis autour de Pascal Blanchard traquent dans la société française contemporaine les traces de la colonisation. Déjà, dans l’ouvrage collectif La fracture coloniale publié aux éditions La Découverte en 2005, Mathieu Rigouste avait co-signé avec Thomas Deltombe (auquel on doit un ouvrage sur la construction médiatique de l’islamophobie) un article sur « l’ennemi intérieur », ce bouc émissaire socio-ethnique des politiques sécuritaires. Reprenant une antienne bourdieusienne éculée, Mathieu Rigouste décrit un pouvoir médiatico-sécuritaire panoptique et paranoïaque qui distille un sentiment d’insécurité pour mieux légitimer le dispositif censé le combattre. Il montre combien cette logique brouille les distinctions classiques entre la police et l’armée, les civils et les combattants, l’intérieur et l’extérieur, la paix et la guerre.
Mais le principal intérêt de son livre est ailleurs. Comme les deux photos de couverture le montrent éloquemment, un parallèle est dressé entre deux époques. D’un côté l’armée coloniale mettant en œuvre des techniques de contre-insurrection en Algérie, de l’autre une compagnie de CRS face aux « racailles de banlieue » (p. 310). Entre les deux, une généalogie que met en lumière Mathieu Rigouste : les techniques policières contemporaines s’enracinent dans les méthodes de l’armée coloniale. La pérennité de la « doctrine de la guerre révolutionnaire » après la chute des « soldats perdus » de l’Algérie française n’allait pourtant pas de soi : la dissuasion nucléaire d’une part, la lutte anti-OAS d’autre part ont semblé la reléguer aux oubliettes. Mais l’exploitation des archives de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) révèle que cette doctrine a été régénérée dès la fin des années 1960 face à la « chienlit » gauchiste puis, à partir des années 1980, face au « barbare global ».
Hier comme aujourd’hui, il faut se protéger contre un « ennemi intérieur » d’autant plus dangereux qu’il se cache au sein du corps national à protéger. La menace est diffuse, multiforme, omniprésente : c’était hier en Algérie la « gangrène subversive pourrissant le corps national », c’est aujourd’hui dans les banlieues le « terroriste islamiste » qui propage une idéologie délétère dans des « zones grises » où l’État peine à faire respecter sa loi. Pour faire face à ces « nouvelles menaces », un quadrillage militaro-policier s’impose : l’appareil de domination sécuritaire veut tout voir, tout savoir, tout prévoir. Pour la droite mais pour la gauche aussi, la raison d’État justifie l’instauration de dispositifs juridiques exceptionnels : état d’urgence, contrôles renforcés, militarisation du maintien de l’ordre…
Mathieu Rigouste, qui suit un plan chronologique, convainc dans la description historique de cette généalogie. Il est toutefois moins persuasif quand il marche sur les brisées de Guy Debord, dénonçant « un assemblage de machines de commandement et de spectacle » (p. 310) et appelant à la résistance face au « nouvel ordre du capitalisme sécuritaire mondialisé » (p. 303).