L’ébullition intellectuelle autour des puissances émergentes devait finir par se traduire par un manuel, un classique, et voilà que les Presses Sciences Po sont parvenues à rassembler la cohorte des auteurs reconnus sur le sujet. L’ouvrage, bien illustré, est solidement organisé sous la conduite de C. Jaffrelot, connu tant pour ses travaux sur l’Inde que pour la direction d’un CERI en pleine ascension. Écrits par un gotha de spécialistes, les articles ne sont pas toujours révolutionnaires ; l’ensemble est pourtant efficace, clair et actualisé. Les premiers chapitres cherchent à définir le concept d’émergence (d’une puissance ou d’une économie), puis les pays concernés sont présentés individuellement avant que les approches thématiques et les prospectives dessinent, dans le dernier tiers de l’ouvrage, un monde complexe, instable, et somme toute plus divisé qu’un simple clivage « monde développé contre monde émergent ».
De ce concept fécond, Jean-Jacques Gabas et Bruno Losch concluent à deux approches, celle de l’opposition des challengers à l’establishment du G7, et celle classant dans l’émergence les pays en développement entrés dans une logique de rattrapage économique des pays du Nord. Jean Coussy approfondit cette dernière définition : ces pays, tardivement venus au développement mais enregistrant des taux de croissance record, ne sont pas sûrs de rejoindre le monde développé, toutefois, leur succès économique met en difficulté la situation des pays du Nord.
Faudrait-il alors répéter les différentes analyses formulées il y a quarante ans sur les nouveaux pays industrialisés ? Dans ce qui est sans doute l’essai clé de l’ouvrage, Jérôme Sgard tente d’expliquer la nature de ces sociétés et régimes politiques, en montrant en quoi leurs spécificités et leurs fragilités impactent l’ensemble du système international. À partir du plan Brady de résorption de la dette du Tiers Monde (1989), les économies en développement se sont renforcées grâce à la libéralisation – processus qui focalise le débat tant au Nord qu’au Sud depuis trois décennies. Débat essentiel, car la libéralisation a inévitablement entraîné des bouleversements sociaux et politiques, en posant notamment la question cruciale de l’action publique. Comment l’État peut-il garantir la cohésion sociale ? « Plus complexe, plus intensive en compétence collective, à la fois plus distante du social dans sa définition et plus puissante dans sa capacité normative, elle ne substitue pas aisément aux interventions beaucoup plus directes qui dominaient dans les décennies antérieures » (p. 50). Cette redéfinition s’opère sous contrainte, celle d’une demande de démocratisation exigée par le reste de la communauté internationale. Cette sortie du régime autoritaire se fait de manière prudente, parfois alambiquée (cf. la contribution de Guy Hermet « les droits de l’Homme à l’épreuve des pays émergents ») et peut-être limitée : au consensus de Washington, les pays émergents tendent à opposer le consensus de Pékin qui relativise la nécessité de la libéralisation.
Celui-ci, « fondé sur une logique libérale tronquée, circonscrite à l’appareil économique et au mode de consommation individuel mais excluant tout assouplissement du type de gouvernement dans une perspective démocratique, représente la solution la plus prometteuse pour les pays de l’Asie orientale, voire de l’Afrique subsaharienne » (p. 294). Sans être exclusif, ce modèle caractérise le capitalisme conquérant des pays émergents : une conception « hayekienne » de l’économie, d’énormes investissements – dont la pertinence et la rentabilité sont questionnables –, l’essor de multinationales investissant tant dans les pays du Nord que dans les autres zones du Sud (cf. articles sur les Chinois et les Indiens en Amérique latine et en Afrique), une part croissante dans le commerce international. Appuyés sur des marchés financiers mieux organisés et structurés, donc plus résilients, ces pays pourraient désormais tenir tête aux ténors du G7 lors des négociations multilatérales (OMC, révision du fonctionnement du FMI), y compris dans le domaine politique (révisionnisme en matière des droits de l’homme, exigence d’une modification de la composition du Conseil de sécurité).
Or, n’oublions pas d’être sceptiques. J.-L. Domenach, traitant la Chine, souligne les déséquilibres de ce modèle et sa vulnérabilité. Le pays émergent ne s’occupe ni du coût environnemental de sa croissance ni des inégalités sociales qu’elle génère. C’est en temps de crise que les failles du système deviennent les plus dangereuses, lorsque les difficultés, si elles ne sont pas supportées équitablement, mettent fin au consensus. L’ouvrage, publié au seuil de l’accélération de la crise actuelle, exprime suffisamment de préoccupations pour n’être pas déjà obsolète.