L’Égypte entre démocratie et islamisme. Le système Moubarak à l’heure de la succession
Jean-Noël Ferrié Paris, Autrement, coll. « Mondes et Nations », 2008
Jean-Noël Ferrié propose une lecture originale de l’équilibre politique sur lequel repose le régime autoritaire égyptien, et de ses évolutions dans un contexte structuré par le triple enjeu que représentent la proximité d’une transition politique à la tête de l’État, les exigences de réforme démocratique et le dilemme de l’intégration des islamistes.
La première des qualités de cette lecture est qu’elle invite à renverser un certain nombre d’évidences. Tout d’abord, le traditionnel découpage chronologique de l’histoire égyptienne contemporaine entre l’ère monarchique libérale (1924-1952), l’époque nassérienne socialiste (1952-1970), et la période de relative libéralisation économique et politique de Sadate (1970-1981) puis de l’actuel président Hosni Moubarak est abandonné au profit d’une approche mettant davantage l’accent sur les continuités que sur les ruptures. Ainsi, l’auteur retrace les origines de l’hybridité et de la modération, caractéristiques du régime égyptien dont « l’autoritarisme [se] réforme sans jamais disparaître » et « le pluralisme [se] développe sans jamais s’établir » (p. 11). En ce sens, l’ouverture économique (infitah) et politique initiée par Sadate procède en fait du renforcement de certains aspects déjà présent dans le régime nassérien. Deuxième évidence renversée : la pluralisation politique à laquelle cette ouverture a conduit présente la particularité paradoxale d’être dominée par la réislamisation, c’est-à-dire par l’hypertrophie de la référence islamique, en raison non pas de la montée de l’islamisme politique, mais bien d’un choix délibéré de la part des gouvernants, dont l’islamisme n’est en réalité que la conséquence. Enfin, à rebours des conceptions de l’État autoritaire comme État omniprésent, l’auteur montre comment c’est précisément la faiblesse de l’État égyptien, et son échec à faire bénéficier sa population des réformes économiques, qui lui a permis de se renforcer. L’Égypte apparaît en effet « moins comme cette Cocotte-Minute prête à exploser […], que se plaisent à dépeindre trop de commentateurs, que comme une société parvenant, tant bien que mal, et pourrait-on dire avec opiniâtreté, à absorber les facteurs de rupture » (p. 41).
On est ici au cœur de la thèse de l’ouvrage. L’auteur décrit comment la stabilité politique de l’Égypte repose sur le « cercle vicieux de l’autoritarisme » : le système politique égyptien est agencé de telle manière qu’il amène l’apparition de comportements individuels conformes à la stabilisation et à la reproduction des mécanismes autoritaires. Cette attitude adaptative, que l’auteur nomme « l’individualisme pratique », consiste à ce que les gouvernés, conscients de leur impuissance vis-à-vis des gouvernants – puisque ceux-ci ne sont pas soumis à la sanction électorale, les élections étant truquées – investissent bien moins dans l’expression publique de leur mécontentement que dans la recherche de solutions palliatives privées. La déconnexion entre l’État et la société qui s’ensuit contribue à décharger davantage les gouvernants de leurs responsabilités, et favorise le maintien du « statu quo évolutif » qui permet aux gouvernants de traiter les dysfonctionnements avec lenteur, et donc sans risquer qu’une réforme trop brusque conduise les gens à réinvestir dans le mécontentement. En dépit de ce phénomène et de la faiblesse de l’opposition – Frères musulmans mis à part – les gouvernants craignent de façon permanente l’émergence de mouvements sociaux ou, pour reprendre les termes de l’auteur, la formation d’une « cascade informationnelle ».
L’auteur explique alors, dans un dernier chapitre, comment dans ce cadre prend sens le projet des nouveaux réformateurs, réunis autour du successeur probable à l’actuel président Hosni Moubarak, à savoir son fils Gamal. Partisans d’une sortie de la formule autoritaire, ils promouvraient une politique d’accélération des réformes économiques associée à une redistribution sociale plus efficace, afin de gagner l’assentiment des gouvernés et d’assurer à terme la continuité de leur pouvoir en démontant progressivement l’appareil sécuritaire. L’auteur analyse finement la manière dont ce pari dépend du « choix crucial » que pose l’intégration ou l’exclusion des Frères musulmans, et réfute au passage la thèse, défendue par François Burgat, de l’islamisme comme expression, en termes religieux, de revendications légitimes et démocratiques au bénéfice des opprimés, sans toutefois jeter le bébé avec l’eau du bain. Cependant, s’il est vrai que « la position vertueuse » consistant à réclamer l’application immédiate de la démocratie pêche par naïveté, il faut reconnaître que la « position analytique » dont l’auteur se réclame glisse également dans le domaine du normatif, en raison du caractère largement prospectif de ce dernier chapitre. En particulier, si l’auteur a raison de rejeter les approches lénifiantes de l’islamisme, n’a-t-il pas tendance à prêter aux nouveaux « réformateurs » des intentions vertueuses qu’ils n’ont peut-être pas ? Une étude plus systématique et empirique de ce groupe, amené à jouer un rôle fondamental dans l’Égypte actuelle et future, apparaît donc nécessaire, ne serait-ce que parce que les rationalités peuvent être multiples, et que celle sur laquelle repose le raisonnement déductif de l’auteur n’est peut-être pas partagée par les acteurs eux-mêmes.