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Le totalitarisme pervers d’une multinationale au pouvoir
Par Alain Deneault - Paris, Éditions Rue de l'échiquier, 2017, 128p.
Alain Deneault est un philosophe québécois qui enseigne au Collège international de philosophie à Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et essais portant sur des thèmes variés, mais s’attaquant de manière récurrente à l’action de différents systèmes de cartels multinationaux et aux complicités étatiques qui en découlent, qu’ils soient liés aux industries d’extraction de matières premières – pétrolières, gazières ou minières – ou au monde des hautes sphères financières – notamment les paradis fiscaux. Le présent ouvrage se découpe implicitement en deux parties distinctes.
La première, consacrée à la firme Total, dresse un portrait terrifiant : celui d’une entreprise tentaculaire et surpuissante qui joue toujours plus de son influence pour satisfaire d’inextinguibles besoins de rendements financiers privés. Total est définie comme une société pétrolière française. Elle n’est en fait pas une unique entité, mais une myriade de 934 organisations de formes diverses à travers le monde, l’ensemble n’ayant aucune existence légale. Les seules choses demeurées françaises chez Total sont l’adresse de son siège social, ainsi qu’une véritable porosité avec le pouvoir de la République. Ses activités, pour leur part, sont largement diversifiées afin de garantir un revenu constant, quels que soient les cours du pétrole.
Les accointances de la firme avec l’État français sont historiques : ce qui s’appelle aujourd’hui Total résulte des fusions successives de différents établissements, publics ou non, notamment la Compagnie française des pétroles (CFP) et Elf. Si l’État était le seul maître à bord jusqu’au début des années 1990, la privatisation du secteur a laissé place à la gourmandise des investisseurs, produisant une inversion du rapport de forces. Dans un savant mélange de favoritisme, de clientélisme et de terreur, Total parvient à obtenir ce qu’elle veut des décideurs politiques : les allers-retours entre la haute fonction publique et les postes de cadres au sein de l’entreprise ne sont ainsi pas rares. Quand elle n’accommode pas la loi en son sens, Total s’échine à transformer toute procédure juridique à son encontre en véritable chemin de croix pour l’exemple. Quel particulier possède, en effet, l’énergie et l’argent pour se battre quinze ans durant contre une armée d’avocats spécialisés ? Il n’existe plus de « cellule africaine » à l’Élysée ? Le néocolonialisme et le pillage en règle du continent ont été privatisés en même temps que la firme, qui possède un véritable réseau diplomatique parallèle et dispose de ses entrées dans toutes les chancelleries de l’ancienne Afrique française, et au-delà.
Dans une seconde partie, beaucoup plus conceptuelle, l’auteur s’interroge sur le fait du totalitarisme, s’appuyant pour cela sur de multiples penseurs de différentes époques – Hannah Arendt, Jean Vioulac, Benjamin Barber, Alain Supiot, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau et bien d’autres – pour défendre une thèse complexe : le monde capitaliste libéral, sous couvert de liberté et d’État de droit, instaure un totalitarisme silencieux, mais comparable à sa définition traditionnelle. Certains parlent de « totalitarisme soft », d’autres encore de « totalisation » : l’idée est de désigner cette manière qu’a le libéralisme économique de transformer les classes en une masse uniforme et indifférenciée, où chacun se voit retirer sa spécificité. Nous vivrions donc enfermés dans un état de liberté de façade, mais au sein duquel les classes capitalistes dominantes seraient les seules à avoir réellement voix au chapitre quand il s’agit de définir les grandes règles de la marche du monde. À la différence du fascisme, hitlérisme ou stalinisme, cette forme de domination se fait globalement dans la douceur. Toutefois, les ressorts totalitaires seraient finalement les mêmes, écrasants et sans alternatives.
Cet ouvrage, très largement à charge, est cependant à lire avec prudence : un lecteur non avisé risquerait de tomber rapidement dans un poncif des relations internationales qui tend à considérer les enjeux pétroliers comme l’alpha et l’oméga de toute analyse géopolitique. Avec Total, il n’est en effet pas question d’un complot mondialisé omnipotent, mais bien d’une puissante organisation qui s’affirme dans un jeu d’influences, privées comme publiques, global et contradictoire.
La première, consacrée à la firme Total, dresse un portrait terrifiant : celui d’une entreprise tentaculaire et surpuissante qui joue toujours plus de son influence pour satisfaire d’inextinguibles besoins de rendements financiers privés. Total est définie comme une société pétrolière française. Elle n’est en fait pas une unique entité, mais une myriade de 934 organisations de formes diverses à travers le monde, l’ensemble n’ayant aucune existence légale. Les seules choses demeurées françaises chez Total sont l’adresse de son siège social, ainsi qu’une véritable porosité avec le pouvoir de la République. Ses activités, pour leur part, sont largement diversifiées afin de garantir un revenu constant, quels que soient les cours du pétrole.
Les accointances de la firme avec l’État français sont historiques : ce qui s’appelle aujourd’hui Total résulte des fusions successives de différents établissements, publics ou non, notamment la Compagnie française des pétroles (CFP) et Elf. Si l’État était le seul maître à bord jusqu’au début des années 1990, la privatisation du secteur a laissé place à la gourmandise des investisseurs, produisant une inversion du rapport de forces. Dans un savant mélange de favoritisme, de clientélisme et de terreur, Total parvient à obtenir ce qu’elle veut des décideurs politiques : les allers-retours entre la haute fonction publique et les postes de cadres au sein de l’entreprise ne sont ainsi pas rares. Quand elle n’accommode pas la loi en son sens, Total s’échine à transformer toute procédure juridique à son encontre en véritable chemin de croix pour l’exemple. Quel particulier possède, en effet, l’énergie et l’argent pour se battre quinze ans durant contre une armée d’avocats spécialisés ? Il n’existe plus de « cellule africaine » à l’Élysée ? Le néocolonialisme et le pillage en règle du continent ont été privatisés en même temps que la firme, qui possède un véritable réseau diplomatique parallèle et dispose de ses entrées dans toutes les chancelleries de l’ancienne Afrique française, et au-delà.
Dans une seconde partie, beaucoup plus conceptuelle, l’auteur s’interroge sur le fait du totalitarisme, s’appuyant pour cela sur de multiples penseurs de différentes époques – Hannah Arendt, Jean Vioulac, Benjamin Barber, Alain Supiot, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau et bien d’autres – pour défendre une thèse complexe : le monde capitaliste libéral, sous couvert de liberté et d’État de droit, instaure un totalitarisme silencieux, mais comparable à sa définition traditionnelle. Certains parlent de « totalitarisme soft », d’autres encore de « totalisation » : l’idée est de désigner cette manière qu’a le libéralisme économique de transformer les classes en une masse uniforme et indifférenciée, où chacun se voit retirer sa spécificité. Nous vivrions donc enfermés dans un état de liberté de façade, mais au sein duquel les classes capitalistes dominantes seraient les seules à avoir réellement voix au chapitre quand il s’agit de définir les grandes règles de la marche du monde. À la différence du fascisme, hitlérisme ou stalinisme, cette forme de domination se fait globalement dans la douceur. Toutefois, les ressorts totalitaires seraient finalement les mêmes, écrasants et sans alternatives.
Cet ouvrage, très largement à charge, est cependant à lire avec prudence : un lecteur non avisé risquerait de tomber rapidement dans un poncif des relations internationales qui tend à considérer les enjeux pétroliers comme l’alpha et l’oméga de toute analyse géopolitique. Avec Total, il n’est en effet pas question d’un complot mondialisé omnipotent, mais bien d’une puissante organisation qui s’affirme dans un jeu d’influences, privées comme publiques, global et contradictoire.