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Le rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines
Marc Saint-Upéry Paris, La Découverte, mars 2007, 330 p.
On pouvait redouter le pire d’un ouvrage sur les gauches latino-américaines publié à La Découverte par le traducteur de Michael Moore, Jeremy Rifkin et Amartya Sen. Pourtant, la longue enquête de Marc Saint-Upéry, journaliste français indépendant qui sillonne depuis une dizaine d’années l’Amérique latine, évite le double écueil de la langue de bois et du panégyrique. Il refuse l’usage passe-partout du terme de « populisme » « dont le pouvoir explicatif est proportionnellement inverse à la fréquence de son invocation stigmatisante » (p. 11). Il récuse le stéréotype des « deux gauches », la gauche sympathique et souriante de Lula au Brésil et de Michelle Bachelet au Chili opposée à la gauche nationaliste et « populiste » de Chavez au Venezuela et Morales en Bolivie. Il décrit au contraire une Amérique latine plus nuancée, plus complexe, où la continuité l’emporte sur la rupture.
Ainsi de Hugo Chavez dont les outrances verbales et la filiation revendiquée avec Fidel Castro ont eu tôt fait de le transformer en révolutionnaire néo-guévariste pour les uns, en dictateur belliciste pour les autres, Marc Saint-Upéry rétablit un juste milieu et nous invite à juger le président vénézuélien « sur ce qu’il fait, pas sur ce qu’il dit » (l’expression est d’un ex-ambassadeur américain à Caracas). Son « anti-impérialisme histrionique » – il n’a pas hésité à comparer George Bush à Lucifer à la tribune de l’ONU – n’a en rien diminué les flux commerciaux entre le Venezuela et les États-Unis. Et les procès en dictature qui sont souvent instruits contre lui ne résistent pas à la réalité d’une presse étonnamment libre et d’un débat démocratique vivace. Le principal danger qui guette le chavisme est, selon l’auteur, l’épuisement d’une société que risquent de lasser les bouffonneries de son président.
Le Brésil de Lula n’est pas moins complexe. Là aussi, il faut se méfier des caricatures et éviter de considérer le leader du Parti des travailleurs (PT) élu en 2002 et triomphalement réélu en 2006 soit comme une icône altermondialiste, soit comme un social-traître. Le Brésil de Lula connaît d’importantes réformes sociales qui améliorent le sort des plus démunis, telles les Bolsa familia distribuées aux familles pauvres. Mais, dans le même temps, la politique économique mise en œuvre se distingue à peine de celle menée sous le régime libéral de Fernando Cardoso. Au point que Saint-Upéry qualifie ce mélange d’orthodoxie économique et de réforme sociale de « blairisme tropical » (p. 60).
Si Nestor Kichner est moins célèbre que ses homologues vénézuélien ou brésilien, son régime symbolise le mieux ces paradoxes sud-américains. Élu du Parti justicialiste, le parti de Juan Peron, comme l’avait été le flamboyant Carlos Menem quinze ans plus tôt, Kichner est à la fois conservateur et progressiste. Il peut se targuer d’avoir rétabli la croissance après « l’apocalypse social » (p. 145) de la crise du peso. Surtout est mis à son actif d’avoir « restauré le minimum de dignité et d’autorité de la fonction présidentielle de l’État » (p. 185) après la faiblesse de Raul Alfonsin, les excentricités de Carlos Menem et l’incompétence de Fernado De La Rua.
Le dernier mythe sud-américain concerne la Bolivie et son nouveau président, « l’Indien » Evo Morales. Là encore, Marc Saint-Upéry nous invite à nous méfier des raccourcis hâtifs et des « illusions identitaires » qui figeraient les populations indigènes, beaucoup plus métissées et urbanisées qu’on ne l’imagine. Evo Morales en est un vivant exemple : il a quitté très jeune le pays aymara – dont il ne parle plus guère la langue – pour la zone tropicale du Chaparé. Et son parti, le MAS, est moins celui des Indiens (dont les plus extrémistes militent dans le mouvement quasi-séparatiste Pachakutik) que des syndicalistes anticapitalistes.
Au-delà du seul cas bolivien, l’émergence de mouvements indiens, au Pérou avec Ollanta Humala qui échoua de peu dans sa conquête du pouvoir ou en Équateur où l’outsider de gauche Rafael Correa l’emporta en novembre 2006, révèle dans toute l’Amérique du Sud une crise de la « colonialité du pouvoir ». Ce néologisme, emprunté au sociologue péruvien Anibal Quijano, désigne un mode d’organisation sociale qui n’est pas à strictement parler colonial, mais qui reste profondément marqué dans les mentalités par une survalorisation du Blanc et une stigmatisation du cholo, terme qui désigne à la fois le métis, le paysan, le plouc.
Revenant au point de commencement de son ouvrage, l’auteur nous ramène au Brésil. Les inégalités entre les races et entre les classes sont fortes et la « démocratie raciale » qu’on décrit complaisamment y reste utopique. Mais le Brésil vit une forme de « cordialité raciale », dans le sport, dans les lieux de culte, dans les réunions de quartier, que ne connaissent ni les États-Unis ni même l’Europe.