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Le pardon et la rancur. Algérie/France, Afrique du Sud : peut-on enterrer la guerre ?
Laeticia Bucaille Payot, Paris, 2010, 411 p.
Les ouvrages de politique comparée sont rares. Outre les difficultés qu’ils posent aux libraires qui ne savent pas où les ranger, ils peinent souvent à trouver leurs lecteurs, désorientés par la confrontation de plusieurs aires géographiques, avec lesquelles ils n’entretiennent pas la même familiarité. Ils posent aussi de redoutables difficultés d’écriture : en amont lors d’enquêtes coûteuses sur plusieurs terrains d’études, en aval dans l’organisation toujours délicate du plan qui oscille entre les deux dangers du balancement pendulaire répétitif et de la synthèse trop réductionniste.
Avec le livre qu’elle consacre aux anciens combattants sud-africains, algériens et français de l’OAS, Laetitia Bucaille se sort admirablement de cet exercice périlleux. On sent que ce livre lui a coûté : ses enquêtes de terrain, en Afrique du Sud, en Algérie et dans le Sud de la France s’étirent de 2003 à 2009 et son livre n’a été mis sous presse que fin 2010. Mais le jeu en valait la chandelle.
Cette jeune sociologue reproduit la même méthode de travail utilisée dans sa thèse remarquable sur les chebab de l’Intifada, dirigée par Gilles Kepel (publiée aux Presses de Sciences Po en 1998 sous le titre « Gaza : la violence de la paix ») : la priorité donnée à l’enquête de terrain et à l’analyse du discours, le refus assumé d’une posture moraliste, le souci particulier de la voix des femmes… Quittant la Palestine qui aurait constitué un excellent terrain d’étude si la reprise des hostilités n’avait empêché qu’on y discute des voies de la réconciliation, Laetitia Bucaille prend le risque de s’aventurer sur un terrain qui ne lui était pas familier : l’Afrique du Sud où, de l’avis général, Blancs et Noirs ont réussi à fonder une démocratie multi-raciale. Elle compare leur situation à celle des anciens combattants du FLN et de l’OAS.
Ces deux terrains ont en commun de constituer des sorties de domination coloniale. Mais la comparaison s’arrête là – ce qui pose la question du choix éventuel d’autres terrains (Irlande ? Cambodge ? Nicaragua ? Irak ?). En Algérie, la guerre d’indépendance se solde par une séparation et nourrit la rancœur. En Afrique du Sud au contraire, les combattants d’hier, obligés de vivre ensemble, n’ont d’autre choix que le pardon.
La priorité donnée à la réconciliation a conduit à modifier le sens de la guerre en Afrique du Sud, à minorer l’héroïsme guerrier des combattants de l’ANC et, symétriquement, la violence raciste des militaires et des policiers afrikaners. « L’élégance » sincère ou calculée de Nelson Mandela a donc eu des effets paradoxaux : certains vainqueurs noirs, incapables de s’insérer, sont des perdants de l’ordre nouveau tandis que certains vaincus blancs, ayant accepté de s’excuser de leurs crimes devant la Commission vérité et réconciliation, sont au contraire des gagnants.
Rien de tel en Algérie où la mythologisation du combat révolutionnaire est le socle du régime. L’ancien combattant est honoré, même si la légitimité de ce groupe social est mise en cause par son infiltration, réelle ou fantasmée, d’un grand nombre d’usurpateurs. Quant au combattant vaincu de l’OAS, il a bénéficié d’une amnistie généreuse et d’une réhabilitation de fait dans la société française.
Laetitia Bucaille montre que le temps écoulé ne joue pas en faveur de l’apaisement. La rancœur des combattants FLN et OAS est toujours aussi forte. Au contraire, la politique généreuse de main tendue de Nelson Mandela a permis tout à la fois la réconciliation et l’oubli, même s’il ne faut pas minorer la distance toujours grande entre Noirs et Blancs.
Mais, paradoxalement, le sort des anciens combattants est le plus enviable là où les blessures ouvertes par la guerre sont le plus mal cicatrisées. Dans les sociétés en pleine réconciliation, les anciens combattants, vainqueurs comme vaincus, peinent à trouver leur place : l’éviction du vocabulaire de la confrontation interdit aux premiers tout récit glorieux et autorise les seconds à réintégrer la communauté nationale. Rien de tel dans les sociétés où domine la rancœur : tant que subsiste l’ennemi, l’ancien combattant conserve son rôle et sa raison de vivre. Ceux qui réfléchissent à la reconfiguration des sociétés tunisienne ou égyptienne au lendemain des « printemps arabes » auraient tout intérêt à s’en souvenir.