Le Grand Jeu : XIXe siècle, les enjeux politiques de l’Asie centrale
Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir (sous la dir.) Paris, Autrement, 2009
À la lumière des tensions qui secouent aujourd’hui l’Asie centrale, cet ouvrage collectif nous offre un brillant éclairage sur une région qui fut, à travers les siècles, un enjeu géopolitique majeur et un espace culturel mythique : l’Asie centrale des steppes, des cavaliers nomades et des grands Empires, dont la simple évocation fait rêver. Interroger l’histoire pour comprendre les enjeux géostratégiques de cette région mouvementée, à l’image de la guerre qui fait rage en Afghanistan, nous paraît plus que jamais d’actualité.
Le pari de cet ouvrage est de plonger le lecteur dans ce qui fut appelé « le Grand Jeu » ou encore «le Tournoi des ombres », soit cette sourde rivalité au xixe siècle entre Empires russe et britannique, qui se disputaient l’influence aux confins de l’Asie centrale et des Indes. Une « guerre froide » avant l’heure, par conflits et acteurs interposés, qui résonne encore aujourd’hui.
La première partie de l’ouvrage est donc consacrée à l’histoire largement méconnue de l’Asie centrale, dont l’exploration est présentée comme une fabuleuse aventure. À la croisée des mondes méditerranéen et moyen-oriental, les auteurs nous emmènent voyager parmi les peuples nomades des steppes, les dynasties chinoises, les conquêtes des arabes et des Khazars, les avancées des cavaliers mongols de Genghis Khan puis des Russes face aux Ottomans. Ce retour sur les épopées et les moments forts de l’histoire centrasiatique est essentiel pour comprendre à quel point cette région, courtisée par tous les grands Empires, fut difficile à contrôler.
Une fois le cadre posé, les auteurs décryptent le « Grand Jeu » auquel s’adonnèrent la puissance maritime britannique et la Russie tsariste dans cette région stratégique, où chacune envoyait ses diplomates et ses espions manœuvrer pour diminuer l’influence de l’adversaire. L’Angleterre s’inquiétait en effet de voir la Russie s’avancer en direction de l’Empire des Indes et cherchait à maintenir son hégémonie en Asie mineure. La Russie quant à elle comptait bien affirmer sa présence dans les Balkans, le Caucase et en Asie centrale. C’est ainsi que tout au long du xixe siècle, les deux puissances européennes, empreintes de méfiance réciproque et impliquées dans des intrigues en tout genre, firent de l’Asie centrale le terrain de jeu de leur rivalité. Aucun conflit ouvert n’opposa les deux Empires mais ceux-ci furent contraints, au fur et à mesure que leurs frontières se rapprochaient, de délimiter leurs zones d’influence respectives, en 1907. C’est alors que fut décidée la création d’un État-tampon entre les deux rivaux : l’Afghanistan.
Le lecteur comprend dès lors que cette course à la suprématie n’est pas dépassée: depuis l’effondrement de la puissance soviétique, c’est un « nouveau Grand Jeu » que se livrent les principales puissances mondiales – des États-Unis à la Russie et à la Chine en passant par l’Inde, l’Iran, la Turquie ou encore le Pakistan – dans cet espace redevenu un nœud des relations internationales. Les acteurs ont changé mais les visées sur les richesses et le positionnement géostratégique qu’offre l’Asie centrale demeurent les mêmes.
Néanmoins, tout l’intérêt de cet ouvrage est de ne pas se cantonner à des enjeux géopolitiques actuels ou passés. Au-delà des logiques de puissance, les auteurs ont souhaité décrypter les mémoires des « joueurs » de l’époque pour souligner la dimension profondément culturelle et romantique du Grand Jeu. Ainsi, le dernier chapitre est consacré aux représentations imaginaires du Grand Jeu, dans la propagande, les arts, la chanson, la littérature et le cinéma. Nous apprenons ainsi que c’est l’écrivain britannique Rudyard Kipling, qui rendit célèbre cette expression dans son roman Kim en 1901, où il relate les aventures d’un espion à la solde de l’Angleterre, impliqué dans « un Grand Jeu qui ne cesse ni le jour, ni la nuit. »