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Le Grand Jeu. Officiers et espions en Asie centrale
Peter Hopkirk Bruxelles, Nevicata, 2011, 570 p.
Voici une somme où tout est décrit, expliqué, commenté, depuis la perfidie des chefs afghans jusqu'aux chausse-trappes centre-asiatiques. Pourtant, ce chef-d’œuvre de Peter Hopkirk, disponible en anglais dès 1990, est resté lettre morte : les responsables de l’intervention en cours en Afghanistan, voire leurs conseillers, semblent, au vu de leurs piètres résultats, avoir choisi de l’ignorer!
Pour nous convaincre de leur erreur, écoutons les avertissements prodigués,dès 1831, par Arthur Conolly, lieutenant britannique de vingt-trois ans, inventeur du Grand Jeu puisqu'il fut le premier à l'appeler ainsi. Ayant décidé, avec l'accord de sa hiérarchie, de rejoindre par voie terrestre son régiment de lanciers du Bengale, il consacre toute l'année 1830 à franchir à cheval le Caucase, la Perse, le Turkménistan et l'Afghanistan. Son rapport donne naissance en 1834 à un livre où il envisage, entre autres, le passage d'une armée russe par la « porte des Indes » : « Si les Afghans, en tant que nation, se décidaient à résister aux agresseurs, les difficultés que présenterait l'invasion deviendraient pratiquement insurmontables ». Et P. Hopkirk d'ajouter : « il prévoyait que les Afghans harcèleraient depuis leurs retranchements dans les montagnes les colonnes russes, anéantiraient leurs réserves de vivres, isoleraient l'envahisseur de ses lignes de communication et lui couperaient toute possibilité de retraite en se battant jusqu'à la dernière goutte de sang » (p. 156).
Ainsi A. Conolly inaugurait la réflexion d'une cohorte d'officiers ou de diplomates britanniques et russes, hommes d'action et de lettres, qui, de 1829 à 1907, allaient tenir le monde en haleine tout au long d'invraisemblables péripéties. P. Hopkirk, dans son ouvrage majeur, a su les exprimer avec un art du récit et un sens dramatique qui rend sa lecture passionnante et facile.
Mais le plus grand mérite de l'auteur est d'avoir élargi le Grand Jeu à sa vraie dimension, celle de toute l'Asie, y compris de son petit cap européen. Les insurrections du Caucase, la révolte des Cipayes, les effondrements de l'Empire chinois, les renversements de Cabinet à Londres comme les troubles en Russie éclairent les alternances à Calcuttade la masterly inactivity school – joliment traduite par « doctrine de l'attentisme attentif » – et de la forward policy. Tout juste peut-on reprocher à P. Hopkirk une certaine « préférence impériale ». Ainsi, en décrivant la mission en 1882 à Merv du lieutenant Alikhanov (p. 423), il privilégie l'information anglaise donnant une version des faits éloignée de celle fournie dans Le milieu des empires : entre URSS, Chine et Islam, le destin de l’Asie centrale (Laffont, 1981) par des auteurs qu'inspiraient surtout les sources françaises et russes. Il faudrait à son livre une réplique moscovite que le secret ambiant risque de compromettre…
Qu'en fut-il de la réalité de la menace russe sur l'Empire des Indes ? Tout militaire a vu dans les déserts centre-asiatiques, ou les remparts de l'Hindou-Kouch, des obstacles dirimants à toute armée. Ce à quoi un général russe répondait, laconique : « Sur vingt-et-une tentatives d'invasion des Indes, dix-huit ont réussi ! » (p. 537).
Et la France dans tout cela ? Qu'il nous suffise de savoir que tous ces brillants officiers des deux Empires, au cours de leurs rencontres dans les solitudes perses ou pamiriennes, conféraient le plus souvent dans la langue de Molière ! Notons en passant que les pièges de la concordance des temps et de l'orthographe françaises paraissent aussi redoutables que les neiges du Karakoram : à côté de belles réussites, la traduction s'y est engluée, privant parfois le texte du panache qui sied à une description du Grand Jeu.
Dans un épilogue datant de 2006, P. Hopkirk consacre trois petites pages à la crise centre-asiatique en cours. Il en eut fallu dix fois plus pour éclairer la lanterne des stratèges officiels ! Qu’ils retiennent du Grand Jeu ne serait-ce qu'un enseignement : les Afghans, quenous avons fait beaucoup souffrir,vont nous le faire payer en massacres et traîtrises, « jusqu'à la dernière goutte de sang ». Le retrait de l'OTAN, envisagé de nos jours d’un cœur léger, pourrait bien être une catastrophe… Aux diplomates de trouver une porte de sortie, et vite !