See English version below « Ça s’est passé comme ça ». Ceci...
Le crime de Tibhirine, révélations sur les responsables
Jean-Baptiste Rivoire Paris, La Découverte, 2011, 256 p.
Depuis la mort des sept moines trappistes en 1996, les publications sur ce thème se sont enchaînées. À chaque nouvel ouvrage, on nous promet la vérité sur les « martyrs » deTibhirine. De révélations en contre-enquêtes, la vérité semble se perdre dans les dédales de l’intoxication et des rumeurs, dans lesquels chacun accuse l’autre de mentir. Le film de Xavier Durringer, Des hommes et des dieux, a relancé le débat. Malgré un titre quelque peu racoleur, l’enquête menée par Jean-Baptiste Rivoire a d’indéniables qualités.
Pour comprendre le drame qui s’est déroulé en mars et avril 1996, le journaliste décrit le processus qui a entraîné l’Algérie dans la guerre civile. On s’éloigne de la vision manichéenne trop souvent décrite alors dans les médias occidentaux d’une armée qui interrompt le processus démocratique pour protéger la République des dangereux islamistes du Front islamique du salut (FIS). La réalité est en effet plus complexe : le FIS gagne les élections grâce au vote contestataire lié à l’exaspération d’une population qui ne profite pas de la rente pétrolière et souhaite en finir avec un appareil d’État inefficace et corrompu. Les généraux qui tiennent le pouvoir derrière un paravent civil peinant à faire illusion veulent profiter de cette occasion pour museler la société. Après le coup d’État de février 1992, des maquis se forment : ceux qui y participent ne sont pas tous salafistes. Beaucoup s’y réfugient pour échapper à la répression violente que lancent les généraux éradicateurs contre tous ceux qui sont soupçonnés de sympathie avec le FIS.
En France, deux clans s’affrontent. D’un côté, Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, et les siens, soutiennent les généraux et entretiennent de très bonnes relations en particulier avec le chef de la Direction renseignement sécurité (DRS), le général Smaïl Lamari. De l’autre, Alain Juppé, Premier ministre et le Président Jacques Chirac sont plus réservés envers la politique de répression tous azimuts lancée par l’appareil militaire algérien et veulent éviter que la France soit entraînée dans cette guerre civile. C’est pourtant ce que recherchent les généraux : un soutien se traduisant par la fourniture de matériel et une reconnaissance politique de leur action.
La thèse que développe J-B. Rivoire est que la DRS va manipuler différents maquis jihadistes, voire « créer » l’émir du Groupe islamiste armé (GIA) Djamel Zitouni, petit délinquant sans envergure qui aurait eu pour mission de détruire les « véritables » islamistes par une action d’infiltration. Les moines trappistes refusent la protection de l’armée et continuent leur mission d’aide médicale aux populations et parfois aux combattants des maquis, ce qui déplaît très fortement aux généraux éradicateurs. En 1996, ces moines sont les victimes de la tension entre Paris et Alger. D’après de nombreux témoignages de militaires ayant fui le pays mais aussi de jihadistes, leur enlèvement était une mise en scène de l’armée ayant pour but de démontrer sa capacité de contrôle du territoire, ainsi qu’un moyen de les effrayer et de les éloigner de Tibhirine. La France décide de contourner la DRS et d’entrer en contact directement avec le GIA. Leur exécution aurait été causée par cette initiative. Tout ensuite est manipulation : faux communiqué du GIA, absence de corps, têtes soignées pour masquer un long séjour en terre, rumeurs circulant sur le fait qu’il s’agit d’une bavure de l’armée lors d’une opération de ratissage ou qu’un autre groupe jihadiste est l’auteur du massacre…
J-B. Rivoire a effectué un travail de fourmi pour regrouper les très nombreuses pièces d’un puzzle fort complexe. La thèse semble solide, les témoignages sont nombreux et se recoupent. Dans cette affaire où les rumeurs et les manipulations se multiplient, ce livre approche probablement une vérité dont on peut redouter qu’elle ne soit jamais établie officiellement.