Il est des idées reçues, des représentations dominantes si fortement ancrées, qu’il est utile de tenter de déconstruire. C’est à cette tâche que se consacre L’Afrique à Dieu et à Diable dans lequel Jean-Pierre Dozon s’attaque à deux de ces tendances.
Le premier consiste à penser que l’État en Afrique n’existe pas, qu’il est imparfait et ne fonctionne pas (idée que « la greffe n’a pas pris ») ; le deuxième, en contrepoint, considère les ethnies comme la réalité substantielle de l’Afrique, la vérité du politique sur le continent. L’option épistémologique qui sous-tend la démonstration pose a contrario que l’historicité de ces constructions politiques (les États), sociales (les ethnies, les identités et les dynamiques religieuses) donne à voir la modernité politique du continent.
Si l’anthropologue a déjà fourni maints éléments de réponses sur les ethnies en tant que construction historique
[1] ou sur l’historicité de l’État, notamment dans sa dimension postcoloniale
[2], cet ouvrage « grand public » propose une synthèse enrichie d’illustrations tirées de l’ensemble du continent – francophone et anglophone.
Deux parties structurent cet ouvrage. Dans la première, « Figures et métamorphoses de l’État », J.-P. Dozon rappelle les enracinements étatiques précoloniaux, puis montre comment la colonisation a engendré à la fois des formes de centralismes et des formes de particularismes en consacrant des espaces nationaux (notamment des espaces de sens, de symbolisation) et en s’appuyant dans le même temps sur les ethnies (imaginées, construites) dans leur mode d’administration.
Ce double héritage étatique explique les formes d’organisation politique complexes qui n’ont pas été à même de résister aux diverses forces centrifuges qui ont contribué à son éclatement. Les réponses néolibérales apportées aux crises de l’État l’ont paradoxalement dépossédé de ses moyens « régaliens » en ouvrant la voie à ce que J.-P. Dozon qualifie d’« ONGisation » du sous-continent.
Dans la deuxième partie, « Permanences et débordements du religieux », le même type de parcours chronologique est emprunté pour revisiter les dynamiques religieuses, en particulier la profusion des prophétismes et des nouvelles Églises qui jouent un rôle essentiel dans l’organisation de la vie sociale et politique. La modernité et l’hétérogénéité des pratiques religieuses sont autant de formes de subjectivation, de manières de se redéfinir, de se penser, qui éclairent d’autant plus les dynamiques sociopolitiques africaines d’aujourd’hui.
La Côte d’Ivoire que J.-P. Dozon observe depuis une trentaine d’années figure en bonne place dans l’argumentation. Il faut rappeler que dans les années 1990 l’anthropologue produisait des analyses quasi prémonitoires sur le conflit latent qui allait exploser au début des années 2000. En mettant en lumière les questions identitaires sous-jacentes et l’émergence d’un « ethnonationalisme » à partir d’une analyse des enjeux fonciers, il soulignait alors les enjeux de construction nationale à l’œuvre dans ce pays. Le schéma de cet ouvrage permet de relire l’histoire du conflit ivoirien : une « crise d’altérité » dans laquelle le lieu de l’affrontement politique et des disputes symboliques se trouve être l’État.
En conclusion, J.-P. Dozon s’oppose à l’idée d’un éclatement des États en micro-entités régionales, voire ethniques, proposée parfois comme solution aux problèmes de gouvernance. Il préconise au contraire un renforcement de l’État, car si l’État en tant que ressource symbolique et identificatoire a su résister aux tendances patrimoniales, à la corruption et aux autoritarismes, le « pôle de centralité » qu’il incarne a, lui, été affecté par les programmes d’ajustement structurel des politiques néolibérales dont l’échec est aujourd’hui patent. J.-P. Dozon propose à ce titre d’effacer la dette extérieure et de « (re)donner les moyens de politiques publiques » par des coopérations qui donneraient aux États la capacité, par exemple, de mener de grands travaux d’infrastructures, des politiques sanitaires et d’éducation. Dans ce rôle, l’Union européenne, notamment parce que plusieurs de ses membres entretiennent une longue histoire avec l’Afrique, est appelée à jouer un rôle de soutien à la fortification politique et étatique à des fins d’intégration régionale. Ce livre est une excellente illustration de la portée géopolitique des travaux d’anthropologie politique contemporains sur l’Afrique.
[1] In J.-L. Amselle et E. M’Bokolo (sous la dir.), Au cœur de l’ethnie : Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1e éd. 1985. [2] Frères et Sujets. La France et l’Afrique en perspectives. Paris, Flammarion, 2003.