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La Turquie en Europe. L’opinion des Européens et des Turcs
Bruno Cautrès, Nicolas Monceau Paris, Presses de Sciences Po, 2011, 172 p.
Pendant de nombreuses années, la Turquie s’est rapprochée de l’Europe dans l’indifférence. L’accord d’association de 1963 comme le dépôt de la candidature turque à la Commission économique européenne en 1987 étaient à l’époque passés inaperçus. C’est seulement dans les années 1990, lorsque l’adhésion turque est devenue une perspective concrète, que les passions se sont enflammées. Dans tous les pays, dans tous les partis politiques, des réactions parfois radicales, jamais indifférentes, ont vu le jour. Aucun des six élargissements qu’a connus l’Union européenne (UE) à ce jour n’a entraîné de polémiques aussi virulentes.
En dignes émules de l’école française de science politique, les deux auteurs utilisent les sondages d’opinion pour dresser un tableau nuancé et complexe du rapport des Européens à la Turquie et des Turcs à l’Europe. Le premier est un spécialiste de sociologie électorale qui a longuement étudié la relation des Français à l’Europe. Le second est un jeune sociologue dont la thèse, remarquée, était consacrée au rôle des élites dans la vie politique turque.
Ils montrent en premier lieu que, si la majorité des citoyens européens rejette la candidature de la Turquie (59 % d’opinions défavorables dans le dernier sondage Eurobaromètres fin 2010), des différences significatives existent d’un pays à l’autre. La France et l’Allemagne sont parmi les plus hostiles. Le Royaume-Uni, la Suède ou la Roumanie parmi les plus favorables. L’euroscepticisme est une variable médiocrement explicative : les pays eurosceptiques peuvent aussi bien soutenir l’adhésion de la Turquie (c’est le cas de la Suède ou du Royaume-Uni) que la rejeter (l’Autriche). En revanche, la corrélation est forte entre l’hostilité au processus d’élargissement de l’UE en général et l’hostilité à la candidature turque en particulier.
Les auteurs expliquent en deuxième lieu cette pluralité des configurations nationales par une multi-dimensionnalité, moins sociologique que nationale, des opinions sur la Turquie. D’un pays à l’autre, les opinions à l’égard de l’adhésion turque connaissent en effet une sociologie relativement récurrente opposant les élites aux citoyens. En revanche, les opinions varient considérablement en fonction d’enjeux spécifiquement nationaux. Ainsi par exemple, la « différence culturelle » n’a pas la même signification des deux côtés du Rhin : en Allemagne, la question du rapport à l’Islam est posée en termes d’héritage chrétien alors qu’en France, c’est la défense de la laïcité qui nourrit l’hostilité à la Turquie de l’AKP.
En troisième lieu, les auteurs analysent, tel un miroir inversé, le sentiment des Turcs à l’égard de l’Europe. Ils identifient un « consensus permissif » caractérisé par la conjonction d’un soutien fort à l’adhésion et d’une connaissance très faible de l’Europe, de son histoire et de ses institutions. Cette situation, dérivée de la confiance du peuple dans le projet européen poursuivi par ses élites, a toutefois évolué depuis 2004 sous le poids des désillusions. Le rejet que leur candidature suscite et le manque de confiance dans la sincérité des Européens à négocier l’adhésion nourrissent la montée de l’euroscepticisme.
Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, le débat autour de l’élargissement turc concerne finalement moins la Turquie que l’Europe. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il ait coïncidé avec le « non » français et néerlandais aux référendums de 2005 ayant conduit à l’abandon du projet de Constitution européenne. Ces deux débats posaient en effet des questions similaires sur l’identité, les valeurs, les frontières et le déficit démocratique de l’Europe.