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La révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique
Jean-Pierre Filiu Paris, Fayard, 2011, 251 p
On connaissait le grand éclectisme de Jean-Pierre Filiu, sa capacité à écrire des ouvrages passionnants et fouillés sur des sujets aussi divers que Jimi Hendrix, les tendances millénaristes et apocalyptiques dans l’islam, le Flamenco ou mai 68 à l’ORTF. On connaissait aussi les qualités d’arabisant, l’empathie envers son sujet d’étude et la fine connaissance du Moyen-Orient de l’ancien diplomate et conseiller ministériel qui a réussi à s’émanciper des grilles de lecture partiales prédominant en occident. On connaissait la rigueur intellectuelle du professeur à Sciences Po qui lui a permis d’écrire l’ouvrage de référence Les neuf vies d'Al-Qaïda, tout en se tenant très éloigné des sentiers battus de la florissante industrie des « experts en terrorisme ».
Parce que, contrairement à ces derniers, J-P. Filiu sait que l’histoire n’a pas commencé le 11 septembre 2001, il a très vite compris que le souffle révolutionnaire actuel s’inscrivait dans la continuité de la Nahda, l’historique renaissance arabe du xixe siècle, vaste mouvement de libéralisation et de modernisation interrompu par la période coloniale. Il était donc idéalement placé pour tirer les premiers enseignements des événements de l’année 2011.
On pouvait pour autant légitimement se demander si la rédaction d’un livre sur le soulèvement démocratique arabe, six mois à peine après la chute de Ben Ali et de Moubarak, n’était pas précipitée. Ces craintes sont heureusement très vite balayées par la finesse des analyses et par la structure habile de l’ouvrage : plutôt que de faire de l’histoire immédiate ou d’écrire le grand récit de ce mouvement révolutionnaire, J-P. Filiu choisit, plus judicieusement, de régler leur compte à quelques idées reçues hier solidement ancrées dans les esprits et dont les événements ont montré l’inanité et de pointer les premières leçons générales.
Pour lui, nous sommes en présence d’une seule et même révolution, dont les événements se déroulent toutefois dans le cadre des États-nations et des frontières postcoloniales, lesquelles ont été sanctuarisées depuis l’échec des tentatives irakienne et syrienne d’empiéter respectivement sur les frontières de leurs voisins koweitiens et libanais. S’il reconnaît la rémanence d’un sentiment de solidarité interarabe, il n’y voit guère une résurgence du nationalisme panarabe d’antan.
Il balaie deux vieux dogmes issus de la doxa orientaliste traditionnelle : celui de l’exception arabe et d’une réticence culturaliste à la démocratisation, puis celui du théologocentrisme, à savoir l’idée que le musulman n’est qu’un homo-islamicus dont seul le facteur religieux peut expliquer les comportements. Il sonne également très juste lorsqu’il évoque le rôle moteur de la jeunesse ou celui des réseaux sociaux, ou encore l’atout que représente le côté acéphale du mouvement révolutionnaire. Il rappelle que les djihadistes et terroristes sont aujourd’hui largement désavoués par les masses. Il signale que la principale alternative à la démocratie est aujourd’hui le chaos, susceptible d’être entretenu par le jusqu’auboutisme des régimes encore en place. Il ne manque pas de rappeler que la question palestinienne demeure très mobilisatrice et reste « l’autoroute pour le cœur des arabes » selon l’expression du politologue Ghassan Salamé. Enfin, il souligne que cette renaissance arabe, démocratique, populaire, pacifique, mixte et inclusive, n’est pas pour autant une simple partie de dominos, qu’elle va se heurter à une série d’obstacles, notamment le piège confessionnel.
L’un des chapitres les plus stimulants est aussi le plus discutable, celui dans lequel J-P. Filiu considère que les islamistes sont aujourd’hui au pied du mur, du fait qu’ils n’ont pas été à l’origine de ces révolutions, qu’ils sont minés par nombre de divisions intestines et idéologiques, et qu’ils ont perdu la rente stratégique que leur conférait leur statut d’opposants officiels. Le résultat des élections tunisiennes et égyptiennes vient-il démentir cette analyse ? Pas forcément, si l’on garde à l’esprit que le jeu démocratique vient de s’ouvrir, que ces scrutins ne sont que les premiers, et que les autres forces ont besoin de temps pour se construire des relais sociaux efficaces. De plus, face aux dures réalités économiques, les islamistes devront faire preuve de pragmatisme et ne pourront plus se contenter de répéter que « l’islam est la solution ».