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La revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique
Par Pierre Hassner - Paris, Fayard, 2015, 368p.
Pierre Hassner est une personnalité hors norme. Né en 1933 en Roumanie, arrivé en France à 15 ans avec sa famille qui fuyait le régime communiste, il étudie la philosophie rue d’Ulm puis complète sa formation à l’Université de Chicago, où il suit l’enseignement de Leo Strauss. De retour en France, il devient l’assistant de Raymond Aron et coopère, à ce titre, à l’écriture de son opus magnum, Paix et guerre entre les nations. Comme ce dernier, il aborde les relations internationales en philosophe et en historien, ce qui lui vaut d’enseigner pendant près de quarante ans à Sciences Po Paris, mais aussi à John Hopkins à Bologne, à Harvard et à Montréal. Il a ainsi exercé une influence déterminante sur toute une génération d’étudiants et de chercheurs, alors même qu’il n’a quasiment jamais publié un seul ouvrage. Cette coquetterie prête d’ailleurs à sourire dans un milieu où l’édition d’un livre vaut souvent brevet de respectabilité.
Soulevant plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, la pensée de P. Hassner, mouvante, complexe, s’est toujours refusée à s’enfermer dans la forme close d’un livre – tout comme elle a renâclé à commenter sans recul l’actualité immédiate. Elle s’est déployée « dans les propos d’étape et le moyen terme » (p. 9) : articles innombrables, interventions dans des colloques, contributions à des ouvrages collectifs, etc. Ces apports ont été regroupés en trois tomes, publiés à quelque dix années d’écart : La Violence et la Paix en 1995, La Terreur et l’Empire en 2003 et La revanche des passions aujourd’hui. Le procédé n’est pas sans inconvénient, car il mélange des productions de taille, d’objet et de diffusion hétérogènes, tout en rendant les redites inévitables.
Le fil directeur de ce recueil est censé être la revanche des passions sur la raison. L’idée n’est pas nouvelle puisque Thucydide avait déjà identifié les trois motivations qui font agir les peuples et leurs dirigeants : la peur, l’avidité et l’amour-propre, nourrissant un triple besoin de sécurité, d’enrichissement et de reconnaissance. Elle n’est pas non plus originale : de Dominique Moïsi (La géopolitique de l’émotion, 2009) à Bertrand Badie (Le temps des humiliés, 2014) en passant par Richard Ned Lebow (Why Nations Fight, 2010), l’idée s’est répandue que le monde contemporain était moins guidé par la raison que par les affects. Mais, comme toujours chez P. Hassner, le véritable sujet est la complexité du monde, qui échappe aux catégorisations simplistes.
L’auteur signe ici un triple acte de décès : fin de l’ordre international organisé pendant la guerre froide autour de deux pôles de puissance antinomiques, que ne vient tempérer aucune « gouvernance mondiale » ni « communauté internationale » ; fin du monopole des États, une catégorie de plus en plus hétérogène qui rassemble l’hyperpuissance étatsunienne et les États faillis de Somalie ou de Libye, par la diversification des acteurs et des instruments de leurs actions ; enfin, brouillage de la frontière entre la guerre et la paix, puisque nous vivons désormais dans un état de violence plus ou moins tendu dont nous ne sortirons ni par une déclaration de guerre ni par un traité de paix.
P. Hassner aime la dialectique, les paradoxes, les oxymores, les chiasmes. Pour rendre compte de la faillite des idéologies et du brouillage entre démocratie et dictature, il parle de « démocrature » – Fareed Zakaria parle lui de « démocraties illibérales » –, soit des dictatures qui essaient de se légitimer en mettant en place des processus formels de démocratisation. Pour aborder la modernité et ses paradoxes, il évoque l’embourgeoisement du barbare et la barbarisation du bourgeois. Pour définir la guerre froide et l’aprèsguerre froide, il oppose la menace sans les risques aux risques sans la menace. Toutes ces formules ne forment pas un système aussi cohérent, aussi synthétisable que ceux conçus par Francis Fukuyama ou Samuel Huntington pour résumer le monde. La pensée de P. Hassner est complexe. Pas pour le plaisir de compliquer les choses, mais parce que le monde l’est également.
Soulevant plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, la pensée de P. Hassner, mouvante, complexe, s’est toujours refusée à s’enfermer dans la forme close d’un livre – tout comme elle a renâclé à commenter sans recul l’actualité immédiate. Elle s’est déployée « dans les propos d’étape et le moyen terme » (p. 9) : articles innombrables, interventions dans des colloques, contributions à des ouvrages collectifs, etc. Ces apports ont été regroupés en trois tomes, publiés à quelque dix années d’écart : La Violence et la Paix en 1995, La Terreur et l’Empire en 2003 et La revanche des passions aujourd’hui. Le procédé n’est pas sans inconvénient, car il mélange des productions de taille, d’objet et de diffusion hétérogènes, tout en rendant les redites inévitables.
Le fil directeur de ce recueil est censé être la revanche des passions sur la raison. L’idée n’est pas nouvelle puisque Thucydide avait déjà identifié les trois motivations qui font agir les peuples et leurs dirigeants : la peur, l’avidité et l’amour-propre, nourrissant un triple besoin de sécurité, d’enrichissement et de reconnaissance. Elle n’est pas non plus originale : de Dominique Moïsi (La géopolitique de l’émotion, 2009) à Bertrand Badie (Le temps des humiliés, 2014) en passant par Richard Ned Lebow (Why Nations Fight, 2010), l’idée s’est répandue que le monde contemporain était moins guidé par la raison que par les affects. Mais, comme toujours chez P. Hassner, le véritable sujet est la complexité du monde, qui échappe aux catégorisations simplistes.
L’auteur signe ici un triple acte de décès : fin de l’ordre international organisé pendant la guerre froide autour de deux pôles de puissance antinomiques, que ne vient tempérer aucune « gouvernance mondiale » ni « communauté internationale » ; fin du monopole des États, une catégorie de plus en plus hétérogène qui rassemble l’hyperpuissance étatsunienne et les États faillis de Somalie ou de Libye, par la diversification des acteurs et des instruments de leurs actions ; enfin, brouillage de la frontière entre la guerre et la paix, puisque nous vivons désormais dans un état de violence plus ou moins tendu dont nous ne sortirons ni par une déclaration de guerre ni par un traité de paix.
P. Hassner aime la dialectique, les paradoxes, les oxymores, les chiasmes. Pour rendre compte de la faillite des idéologies et du brouillage entre démocratie et dictature, il parle de « démocrature » – Fareed Zakaria parle lui de « démocraties illibérales » –, soit des dictatures qui essaient de se légitimer en mettant en place des processus formels de démocratisation. Pour aborder la modernité et ses paradoxes, il évoque l’embourgeoisement du barbare et la barbarisation du bourgeois. Pour définir la guerre froide et l’aprèsguerre froide, il oppose la menace sans les risques aux risques sans la menace. Toutes ces formules ne forment pas un système aussi cohérent, aussi synthétisable que ceux conçus par Francis Fukuyama ou Samuel Huntington pour résumer le monde. La pensée de P. Hassner est complexe. Pas pour le plaisir de compliquer les choses, mais parce que le monde l’est également.