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La question post-coloniale
Yves Lacoste Paris, Fayard, 2010, 432 p.
Un simple tiret peut changer bien des choses.
La question post-coloniale dont parle Yves Lacoste, le célèbre géographe, père de la revue de géopolitique Hérodote qu’il a fondée en 1976, n’a pas grand-chose à voir avec le riche mouvement des postcolonial studies dont on a déjà dit dans ces colonnes qu’il pénètre non sans difficultés le monde universitaire français (« Que faire des postcolonial studies ? », Revue internationale et stratégique, n° 71, automne 2008). Pour Gayatri Chakravorty Spivak et ses émules de ce côté-ci de l’Atlantique, le postcolonial n’est pas seulement chronologique ; il ne se réduit pas à ce qui a succédé à la colonie, mais caractérise une « démarche critique qui s’intéresse aux conditions de la production culturelle des savoirs sur Soi et sur l’Autre »[1] grâce aux apports des théories de la domination (gender studies, cultural studies…).
On sait avec quelle virulence Jean-François Bayart a dénoncé ce mouvement de pensée, dont il critique tout à la fois l’absence d’originalité, l’ignorance des réalités historiques et l’engagement politique partisan (voir notre compte rendu de son ouvrage « Les Études postcoloniales. Un carnaval académique » (Karthala, 2010), Revue internationale et stratégique, n° 80, hiver 2010).
Sans entrer dans une dispute aussi homérique, Yves Lacoste adresse aux importateurs français des postcolonial studies les mêmes reproches. Il dénonce leur « niveau poussé d’abstraction » (p. 405), leur « tendance à uniformiser les situations coloniales » (p. 404), en un mot, leur refus d’historiciser le fait colonial. Et c’est à une entreprise de ré-historicisation, de re-contextualisation qu’il se livre dans un ouvrage qui prolonge le numéro spécial que la revue Hérodote avait déjà consacré à la question post-coloniale (avec un tiret) en janvier 2006 (n° 120).
Le résultat est assez déroutant. Il se présente sous la forme d’un livre qui, malgré son volume, affiche un objectif de vulgarisation. Partant des émeutes de novembre 2005, qui auraient, selon lui, révélé l’existence d’une question post-coloniale en France, Yves Lacoste entend en effet expliquer aux « jeunes » d’origine étrangère qui « se demandent pourquoi ils sont nés en France les raisons pour lesquelles leurs grands-pères ont dû venir dans ce pays » (p. 119). Cette « Histoire-de-la-colonisation-racontée-aux-enfants-d’immigrés » n’est pas dénuée d’un soupçon de paternalisme. Sa description des « grands ensembles » et des populations qui les peuplent – tels ces « jeunes » qui « passent une grande partie de leurs journées au pied des immeubles et dans les escaliers » et qui « aiment parler avec un accent caractéristique » (p. 32) – cède parfois à des généralisations hâtives qui prêtent à sourire.
Son ouvrage hésite constamment entre deux partis. Il est trop long pour un essai percutant sur les troubles d’identité des « immigrés de la troisième génération ». Il est trop court pour une magistrale Histoire de la colonisation et de la décolonisation que l’auteur semble avoir eu la tentation d’écrire. Ainsi, les développements qu’il consacre, par exemple à la conquête du Mexique par Cortès ou à la révolte des Cipayes en Inde, pour intéressants qu’ils soient, n’auraient pas dû trouver leur place dans cette entreprise.
Mais l’écueil principal auquel se heurte cette leçon de géopolitique – expression à laquelle on sait combien Yves Lacoste est attaché mais dont la répétition ad nauseam finit par lasser – est qu’elle n’atteint pas le but qu’elle s’était fixée. On peut certes avec lui discuter les thèses des Indigènes de la République – dont il reproduit l’appel de janvier 2005 pour « les assises de l’anticolonialisme post-colonial » – et des auteurs de « La fracture coloniale » qui affirment que la situation actuelle des banlieues reproduit un schéma de domination coloniale. Mais il n’est pas certain que la narration de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie convainque les Français d’origine algérienne que leur situation actuelle ne résulte pas d’une profonde imprégnation colonialiste de la société française.
[1] M-C. Smouts in La situation postcoloniale, Presses de Sciences Po, 2007, p. 3 ; cité par Y. Lacoste p. 408