Conjoncture politique aidant, les temps ne sont toujours pas à un enterrement de la théorie sur le choc des civilisations de Samuel P. Huntington. Non pas que celle-ci connaisse des aboutissements concrets sur le terrain. Si en effet dans certaines configurations contemporaines les tensions sont alimentées par des conceptions essentialistes de la part des protagonistes, chacune de ces situations répond avant tout à des motivations politiques, sociales, ou encore économiques. Néanmoins, affirmer cela est une chose, le prouver en est une autre. Un travail de désarticulation de grande envergure s’avère en effet nécessaire pour montrer combien, en apparence comme dans le fond, la célèbre thèse de S. P. Huntington souffre d'un grand simplisme. Et c’est le grand mérite de Tzvetan Todorov que d’avoir su procéder à un tel travail avec brio.
La peur des barbares ne s’assimile en effet en rien à un essai lourd et barbant qui chercherait à s’inscrire bêtement et à tout prix en faux contre les adeptes du choc des civilisations. Au contraire, c’est à travers un développement à l’image de la profondeur de sa culture, mais aussi par le choix d’une structuration méthodologique, de termes intelligibles, et d’exemples révélateurs que T. Todorov souligne l’urgence qu’il y a à démonter cette thèse, afin de mieux la dépasser. Son argumentation est d’une logique remarquable : insistance sur le caractère contestable et problématique des concepts de « barbarie » et de « civilisation », tant ils sont porteurs d’intolérance ; démonstration de ce que la notion d’identités collectives n’empêche en rien de rappeler l’existence d’une pluralité des cultures ; développements plus que pertinents sur les dérives médiatiques touchant tout ce qui concerne la religion, et plus précisément l’islam et les musulmans ; situations de crise avérées dans le cas d’une Union européenne qui aspire à un référent identitaire sans pour autant trouver les conditions d’une meilleure cohérence politique… telles sont quelques-unes des nombreuses idées fortes de cet ouvrage. Elles soulignent combien les crises identitaires contemporaines demeurent loin d’être confinées au seul cas de l’UE, même si elles ont souvent des attitudes « des Occidentaux ».
Car, comme le dit si bien T. Todorov, « la fin ne justifie pas les moyens, elle ne nous apprend pas non plus quels moyens nous permettraient de l’atteindre ». C’est d’ailleurs par cette phrase, qui inaugure un chapitre intitulé « naviguer entre les écueils », que l’on pourrait résumer, sans pour autant l’y réduire, tout le sens que T. Todorov a voulu donner à son ouvrage. Plus que tout en effet, on sent, par-delà le ton modéré et serein de son écrit, la volonté de l’auteur de lancer un cri d’alarme. Et de mettre en garde sur le danger qu’il y a eu, depuis longtemps, à se fourvoyer dans des attitudes aspirant à la réalisation d’un but autrement que par le traitement au bras le corps des enjeux concernés. Pour le reste, il serait tout simplement vain de chercher à illustrer ou à résumer ses propos sans prendre le risque d’être partiel. Ce palpitant livre de T. Todorov se lit tout simplement avec passion et grand intérêt. Et surtout, il fait partie de ces ouvrages qui enrichiront forcément leurs lecteurs, d’un point de vue humain comme intellectuel. Le détour par La peur des barbares est ainsi, pour qui ne l’aurait pas encore fait, plus qu’une nécessité : c’est tout simplement un impératif.