L'intérêt de la philosophie politique française pour le processus de construction européenne n'est que tout récent. Il aura fallu attendre, en effet, les années 1990 pour voir un certain nombre de penseurs du politique investir de manière conséquente cet objet d'étude. À partir des travaux produits depuis l'apparition de l'Union européenne, Justine Lacroix, professeur de sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles, a cru pouvoir déceler trois approches françaises différentes de l'Europe. Et c'est là tout l'enjeu du livre, que de nous proposer une présentation et une lecture critique des « trois paradigmes dominants qui paraissent structurer aujourd'hui la réflexion française sur l'Europe » (p. 27).
C'est en référence aux travaux du philosophe français Claude Lefort, qui, dans les années 1970, s'attache à penser la relation entre droits de l'homme, politique et démocratie, et donc la manière par laquelle l'État lui-même trouve à se redéfinir dans cette relation, que Justine Lacroix va construire ses trois catégories. Elle entend ainsi montrer « comment, à l'échelle d'une génération, des controverses sur la signification à donner aux droits au sein d'une politique démocratique déterminent des interprétations du processus européen radicalement opposées » (p. 27). Ce qui la conduit à repérer, outre une approche que l'on pourrait qualifier de réaliste, dite « néo-tocquevillienne », une approche à visée cosmopolitique « néo-kantienne » et, enfin, une approche transnationale, qualifiée de « spinoziste », que l'on retrouve chez certains penseurs de la gauche radicale.
La première approche, qui s'articule autour de penseurs comme Marcel Gauchet, Pierre Manent ou encore Paul Thibaud, regroupe des personnalités qui se désolent d'une Europe réduite à un espace et ayant renoncé à représenter un « objet politique digne de ce nom ». L'Europe que fustigent ces penseurs du politique serait dépourvue de tous les attributs de la communauté politique telle qu'on la trouve incarnée dans la figure de l'État nation. Une Europe sans délimitations, sans identité, sans corps, ne véhiculant aucun « sentiment d'appartenance à un projet politique » et dans laquelle les États nations se seraient vus délester de leurs attributs de souveraineté au profit d'autorités juridiques.
À côté de cette Europe désincarnée, l'Europe rêvée des philosophes s'inscrivant dans la lignée de Jürgen Habermas et qui, sans pour autant valider toutes ses réflexions, entendent promouvoir une vision cosmopolitique de l'Europe. Au premier rang de ces penseurs, nous dit Justine Lacroix, on trouve les philosophes Jean-Marc Ferry ou encore Gérard Mairet. Contrairement au discours traditionnellement véhiculé à l'endroit d'une telle approche, il n'est pas question ici d'une Europe sans État, sans frontière et sans identité nationale. « En d'autres termes, écrit J. Lacroix, il n'est pas question de nier les nations : c'est plutôt en s'appuyant sur les traditions nationales construites au cours des Temps modernes, et comme résultat de cette histoire, qu'une république d'Europe est pensable en son principe. » (p. 74). De même, contrairement à l'approche d'un Marcel Gauchet par exemple, dans cette vision le « droit est envisagé comme un vecteur de civilisation du politique » (p. 76) et non comme un substitut au politique.
Enfin, la troisième approche que met en lumière J. Lacroix, proche par certains aspects de la précédente, s'appuie principalement sur les travaux du philosophe Etienne Balibar et regroupe les déçus du processus de construction européenne, ceux qui avaient imaginé pouvoir trouver, dans l'Europe, la voie d'une réinvention démocratique. Au lieu de cela, ils y voient une Europe tentant de reproduire à l'échelle de l'Union européenne les schèmes d'exclusion de l'État nation traditionnel, de la clôture des frontières à la construction de la citoyenneté.
Les fondements des divergences d'analyse entre philosophes se retrouvent, notamment, dans leur manière de concevoir le rapport entre droits de l'homme et politique. Là où Marcel Gauchet s'en prend, dès le début des années 1980, à l'omniprésence des droits de l'homme élevés au rang de politique, Etienne Balibar, de son côté, considère « que sans une politique des droits de l'homme, il ne peut y avoir de politique démocratique » (cité par J. Lacroix, p. 84). C'est d'ailleurs là tout l'intérêt du processus européen pour E. Balibar, puisqu'il considère qu'un tel projet « n'a de sens que s'[il] représente une innovation dans l'histoire de la démocratie. [...] Très loin de la figure du “corps”, l'Europe est donc envisagée comme un “espace” où devrait s'opérer une démocratisation des frontières, fondée sur l'émergence d'un droit universel de circulation et de résidence » (p. 91). C'est cette Europe-là qui a été manquée jusqu'à présent.