L’Asie orientale est organisée le long d’un corridor maritime qui s’étend de Vladivostok à Singapour. Cet axe, loin d’être structuré par les États, le serait davantage par les grandes métropoles portuaires intégrées dans un archipel métropolitain mondial et qui de plus chercheraient à s’affranchir des espaces nationaux auxquels elles appartiennent. Ainsi est donnée l’idée force du livre : les réseaux urbains qui ont structuré des espaces nationaux à vocation mondiale se sont tissés en marge des États, voire contre lui. Ils n’ont pas eu besoin de sa tutelle pour prospérer.
Le concept de Méditerranée asiatique est alors utilisé « comme une métaphore qui donne à voir ». Une Méditerranée n’est pas un espace clos mais communique avec le reste du monde. Elle est un creuset où se fondent les activités d’innovation et les initiatives entrepreneuriales. Elle est un espace multiplicateur des flux et des échanges. Elle est enfin un lien entre différentes aires de civilisation.
F. Gipouloux, directeur de recherche au CNRS et fin connaisseur de l’Asie orientale, entreprend alors une mise en perspective historique qui permet de revisiter les Méditerranées européennes puis asiatiques ainsi que le choc sur l’organisation des réseaux commerciaux de la présence des Européens en Asie, des Portugais aux Britanniques (chapitres 2 à 11). Avant le xvie siècle, l’Asie orientale est parcourue par un dense réseau d’échanges où s’entremêlent réseaux d’affaires chinois, japonais mais aussi occidentaux, l’ensemble prenant appui sur un nombre limité de grands emporia. La Chine est sur le point de s’affirmer comme une grande puissance maritime lorsqu’au xvie siècle, ses flottes atteignent les côtes africaines.
Pour la période actuelle, F. Gipouloux s’attache essentiellement à montrer l’insertion de la Chine dans cette Méditerranée asiatique et les conséquences de cette insertion pour la Chine. Une analyse comparative, particulièrement intéressante, est menée entre Hong Kong et Shanghai (chapitres 14 à 16). Y-a-t-il vraiment concurrence entre les deux métropoles ? Non démontre l’auteur. Hong Kong occupe un rang supérieur dans la hiérarchie urbaine mondiale. Elle cumule les fonctions d’entrepôts, de centre de réexportation, d’intermédiation pour le commerce, les investissements étrangers en Chine, la coordination des processus de production manufacturée délocalisée mais aussi l’organisation du commerce offshore. À Shanghai, même si la ville est marquée par un dynamisme extraordinaire, une frénésie de constructions et une expansion très forte de l’activité portuaire, la place des services est beaucoup plus faible. La ville pâtit encore des legs de l’économie planifiée, d’un système politique hautement centralisée, de la corruption de l’administration, d’un manque d’infrastructure immatérielle, de règles de droit et de la concentration d’expertises. La délocalisation des services à Shanghai n’est pas nécessairement valable car les coûts de transaction sont souvent plus élevés que l’économie réalisée grâce à la réduction des coûts de personnel. Pour toutes ces raisons, Shanghai ne peut pas prétendre devenir le centre financier de la Chine, du moins dans un avenir proche. Si un nombre croissant de firmes multinationales se sont implantées à Shanghai, c’est pour avoir accès à l’hinterland de la tête du Dragon, tout au long du fleuve bleu. À l’inverse, Hong Kong concentre des centres de décision à l’échelle de l’Asie orientale même si l’accès aux activités productives du vaste delta de la Rivière des Perles reste aussi un élément déterminant. Mais toute la croissance de Hong Kong repose désormais dans les services et non plus dans l’exportation des marchandises.
Dans une dernière partie, l’auteur analyse la recomposition de l’espace économique chinois en fonction de la Méditerranée asiatique. Il revient sur l’opposition désormais classique entre les villes côtières et l’intérieur. Il met en doute les possibilités d’une réelle expansion du pays vers l’intérieur et montre que les liens entre les villes côtières chinoises et les villes portuaires asiatiques sont plus forts et avec des effets à long terme plus importants que leurs liens avec leur hinterland. Cette opposition renvoie à celle entre deux cultures chinoises, centralisatrice et décentralisatrice. La Méditerranée asiatique aurait alors sur l’espace chinois un effet désintégrateur, accentué par la fragmentation du marché chinois. F. Gipouloux décrit même un effet de « balkanisation juridique ». Tout serait alors prêt pour un basculement thalassocratique de la Chine. Il est intéressant de noter que Thierry Sanjuan, géographe, sans remettre en cause la disparité littoral/intérieur, la nuance néanmoins fortement en raison des disparités internes au littoral lui-même et des processus de diffusion du développement en cours vers l’intérieur des terres[1]. Le gouvernement chinois, par les projets d’aménagement du territoire qu’il met en œuvre et assumant son rôle centralisateur et unificateur, tente ainsi de répondre aux risques de dislocations internes. Comment la Chine peut-elle concilier ouverture sur le grand large tout en maintenant sa cohésion ? Cette question est aussi une des clés de lecture de ce livre.
[1]. Cf. Thierry Sanjuan, Le défi chinois, Paris, La Documentation française, coll. « la Documentation photographique », 2008.