Pour ancienne qu’elle soit, et malgré l’importante littérature qui lui a déjà été consacrée, la notion de « gouvernance » continue à être la source d’une intense réflexion. Globale, mondiale, internationale, européenne, bonne, ou mauvaise, peu importe le qualificatif qui l’accompagne, la gouvernance occupe le devant de la scène politique et scientifique depuis maintenant presque un quart de siècle. Paradigme pour la recherche en science politique pour les uns, norme orientée vers l’action pour les autres, le dilemme, lui aussi ancien, continue à alimenter les analyses, tant la plasticité des usages de la notion prête à confusion. Et ce n’est pas le moindre des intérêts de cet ouvrage que de tenter de clarifier ces questions en essayant de penser la gouvernance telle qu’elle trouve à s’appliquer au niveau européen depuis l’hypothèse selon laquelle nous serions en présence d’« un nouvel art de gouverner ».
Produit d’un colloque organisé en mai 2003, à Bruxelles, par le réseau de recherche REGIMEN (Réseau d’études sur la globalisation et la gouvernance internationale et les mutations de l’État et des nations), cet ouvrage ne se contente pas d’acter l’existence de pratiques européennes que l’on pourrait saisir depuis le concept de gouvernance, mais il s’attache, surtout, à réinterroger la concordance entre le concept et la réalité des pratiques. Les tentatives, plus ou moins convaincantes, des différentes contributions consistent donc à mettre à distance ce concept de gouvernance, sans se laisser enfermer a priori par les définitions et les sens dont serait déjà porteur ce concept. La logique de l’ouvrage consiste ainsi à analyser la manière dont certains discours (scientifiques, politiques ou institutionnels) contribuent à forger le concept, avant de revenir, dans une seconde partie, sur la manière dont les pratiques des acteurs européens sont susceptibles d’incarner cette idée de gouvernance européenne préalablement analyser. On regrettera, cependant, que le concept de gouvernance ne soit pas davantage confronté à la question de la démocratie, perpétuant ainsi l’idée d’un concept se réduisant à une ingénierie. « Un nouvel art de gouverner » comme une technique en somme, excluant du champ de l’analyse la référence à la légitimité démocratique d’une telle pratique.
Revenant sur l’application du concept de gouvernance à l’action extérieure de l’Union européenne, Barbara Delcourt propose un tour d’horizon des débats théoriques qui ont cours dans le champ des sciences politiques et des relations internationales autour de cette notion. « Concept indispensable, selon elle, à l’analyse des relations extérieures et de la politique étrangère de l’UE », elle n’en oublie pas, pour autant, d’en mentionner les limites. Elle justifie ainsi le recours à ce concept par la nécessité de disposer d’outils d’analyse permettant d’embrasser les spécificités de l’UE et les modes d’action extérieure singuliers qu’elle développe. Le concept de gouvernance « permettrait alors d’appréhender des phénomènes et des processus jusque là peu étudiés comme les effets des politiques européennes sur les politiques nationales (cf. la notion d’“européanisation”), la socialisation des élites et l’influence de son mode de fonctionnement sur les autres institutions internationales. Il aurait même vocation à se substituer à la notion de “politique étrangère” car, en un sens, la gouvernance externe recouvre un champ d’action politique plus large qui comprend le commerce, l’aide au développement et autres actions extérieures considérées comme des prolongements des compétences internes de l’UE. » (p. 17-18) Cette contribution a l’immense avantage, non seulement de proposer une série de définitions conceptuelles, mais également de mettre en lumière les enjeux, la portée et l’utilité, ou non, de ces définitions.
Dans sa conclusion, Yves Palau revient sur l’hypothèse initiale. « S’il ne nous semble pas possible d’affirmer que la gouvernance européenne, telle qu’elle est exprimée par la Commission, constitue un art de gouverner absolument nouveau, il semble en revanche qu’elle systématise une manière de gouverner fondée sur un processus de découpage de la société en catégories différenciées et une tentative de prise en charge de chacune d’elles par une élite fondée sur l’expertise. » (p. 178-179) Quant à la portée scientifique du concept, l’auteur tente de synthétiser l’ensemble des contributions en opérant une distinction utile pour la compréhension du concept, puisqu’elle nous livre, indirectement, des éléments d’explication de son succès. Ainsi, pour l’auteur, au regard des contributions de l’ouvrage, la notion de gouvernance « apparaît assez pauvre sur le plan heuristique [ce concept] pouvant avantageusement être remplacé par d’autres notions ou concepts plus précis, tout en représentant un véritable intérêt stratégique et pratique pour ceux qui l’emploient » (p. 163). Loin de clore le débat sur la gouvernance en fournissant des réponses définitives, cet ouvrage s’attache au contraire à en relancer l’étude.