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La France coloniale sans fard ni déni
Jean-Pierre Rioux André Versaille
Même si sa renommée médiatique n’égale pas celle d’un René Rémond ou d’un Michel Winock, Jean-Pierre Rioux fait partie des historiens contemporains les plus influents. Il a exercé des fonctions d’autorité à Sciences Po Paris, à l’Institut d’histoire du temps présent et à l’Inspection générale de l’Éducation nationale. Ses manuels sur la ive°République ou l’histoire culturelle de la France sont un passage obligé du cursus d’une khâgne. Et il a consacré de nombreux livres et articles au fait colonial, au premier rang desquels un impressionnant Dictionnaire de la France coloniale qui fait autorité.
La quinzaine d’articles regroupés dans son dernier ouvrage brosse un panorama rapide mais complet, de la France coloniale, depuis Ferry jusqu’à de Gaulle. Au risque de quelques redites, J-P°Rioux consacre de longs développements à la guerre d’Algérie. Manifestement, l’usage de la torture questionne non seulement l’historien mais aussi l’homme « qui eut vingt ans dans les Aurès » (p. 7) : ce n’est pas un hasard s’il préfaça la réédition du témoignage choc d’Henri Alleg, La question. Comme l’annonce le titre de ce recueil, J-P. Rioux n’entend faire ni le procès ni l’éloge du colonialisme. On peut être frustré par ce refus de s’engager dans la polémique ouverte par le vote hasardeux de la loi du 23 février 2005 valorisant les aspects « positifs » de la colonisation. On peut au contraire saluer la pondération de l’auteur, qui a toujours entendu défendre une approche équilibrée.
Ce qui frappe surtout, et revient d’article en article, au risque parfois de délégitimer l’entreprise intellectuelle de construction d’une France coloniale, c’est l’affirmation paradoxale de son périphérisme. Le constat a déjà été fait de l’absence de politique coloniale organisée et planifiée : celle-ci est restée « un mélange de coups de têtes et de coups fourrés, de pressions discrètes et d’immobilisme » (p. 15). Relativisant l’étude pourtant lumineuse de Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, J-P°Rioux insiste sur « l’indifférence bienveillante » (l’expression est de Gaston Doumergue) dans laquelle l’aventure coloniale a été menée. La colonisation n’a jamais enthousiasmé les foules, sauf peut-être à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931. La guerre d’Indochine ? La France l’a subie plus qu’elle ne l’a vécue, selon le mot du général Catroux. La guerre d’Algérie ? Les Français s’y sont montrés hostiles dès que sa violence a menacé de s’exporter en métropole. Quant à l’anticolonialisme, il est resté l’apanage de quelques communistes. Cela explique que, sauf en 1958, l’histoire de l’Outre-Mer ne joua aucun rôle dans l’histoire de France.
J-P. Rioux a raison d’affirmer que la colonisation à la française ne fut jamais vécue pour elle-même, en fonction du rapport à l’Autre. Les raisons de cet échec sont doubles. D’une part la vocation universaliste du colonisateur français (clamée haut et fort par Jules Ferry dans son célèbre discours du 28 juillet 1885) a « dénié la singularité du colonisé et nié la violence de sa mise sous tutelle » (p. 159). D’autre part – et c’est là un point capital largement sous-estimé – le francocentrisme de la colonisation l’a réduite au surplus de puissance qu’elle pouvait amener à la métropole : les « tâches roses du planisphère » ne furent jamais que le « prolongement ultramarin d’une vocation du pré carré défendu pour nourrir à jamais la puissance et la gloire historique » (p. 160).
Cette marginalisation du fait colonial ne peut être refoulée plus longtemps. Si la grande masse des Français de métropole – qui approuvèrent par référendum à plus de 90 % les accords d’Évian – tournèrent « sans perplexité particulière et assez cyniquement » (p. 170) la page algérienne, l’absence de mémoire nationale de la guerre d’Algérie n’est plus tenable dès lors que « dix millions de personnes en France métropolitaine aujourd’hui entretiennent un rapport d’intensité inégale mais en prise directe avec cette guerre et ce pays » (p. 169).