La Condition Noire. Essai sur une minorité française
Pap Ndiaye Paris, Calmann-Lévy, 2008, 436 p.
Il faut lire La Condition Noire. Publié en 2008, cet ouvrage de Pap Ndiaye fera date car il inaugure une discipline pourtant féconde aux États-Unis, mais à peine défrichée de ce côté de l’Atlantique : les black studies. Aux frontières de la sociologie, de la science politique et de l’histoire, la situation des Noirs de France constitue un angle mort de la recherche. Il existe, en France même, plus de livres consacrés aux Noirs américains qu’aux Noirs de France, nous révèle ce jeune normalien, agrégé d’histoire, qui lui-même a fait sa thèse outre-Atlantique avant d’entrer à l’EHESS et de participer à la création du Conseil représentatif des associations noires (CRAN). Cette « invisibilité » des Noirs de France a plusieurs causes : l’universalisme républicain, aveugle aux minorités, le marxisme toujours prégnant qui refuse que la question raciale n’occulte la question sociale, la crainte enfin, qui n’est pas illégitime, qu’à trop parler de race, on finisse par légitimer le racisme.
Pap Ndiaye évite intelligemment ces chausse-trappes en précisant l’usage qu’il fait de la notion controversée de « race ». D’un point de vue biologique, il affirme fortement que les races n’ont aucun sens. Mais, poursuit-il, la « race » existe encore en tant que représentation sociale et sa réfutation, au nom d’un anti-racisme vertueux, hypothéquerait la lutte contre les discriminations qui, hélas, sont encore fondées sur elle. Ce refus de l’essentialisme est au centre de la démarche de Pap Ndiaye. Entre une identité noire « épaisse » (thick blackness) fondée sur une culture, une histoire, une langue commune et une identité noire « fine » (thin blackness) qui délimite un groupe qui n’a en commun qu’une expérience de l’identité prescrite, Pap Ndiaye privilégie la seconde en se gardant de définir les Noirs par ce qu’ils sont. Il n’y a, dit-il, en France métropolitaine – car il prend soin de réserver la question noire dans les DOM – ni « peuple » noir, ni « communauté » noire mais tout au plus une minorité noire, unie par l’expérience conjointe des discriminations dont elle est l’objet et par une commune « condition ». Comme le montre allégoriquement la charmante nouvelle de sa sœur, Marie Ndiaye, placée en exergue de son livre, si l’on naît Noir et si l’on n’a guère la possibilité de récuser la couleur de sa peau, on est Noir avant tout dans le regard des autres.
Une fois les termes du débat magistralement posés, Pap Nidaye les décline dans les cinq autres chapitres de son livre qui ouvrent autant de pistes de recherches. Il esquisse une histoire des populations noires de France, qui dépasse les oppositions périmées entre une histoire nationale et une histoire coloniale, tout en refusant de plaquer systématiquement sur la situation postcoloniale une grille de lecture esclavagiste et/ou colonialiste. Il présente les formes de solidarité entre Noirs, qui ont existé en France depuis l’entre-deux-guerres jusqu’à aujourd’hui en passant par la négritude et les mouvements associatifs immigrés des années 1970 et 1980, qui tentent de combler le fossé qui sépare les Africains des Antillais. Il consacre un chapitre particulièrement novateur au colorisme, c’est-à-dire à l’influence du degré de pigmentation sur les situations sociales, qui constitue un champ d’études à part entière aux États-Unis (les whiteness studies) mais n’a pas été documenté en France. Il étudie le racisme anti-Noir, montrant son oscillation entre un racisme bonasse et paternaliste vis-à-vis du tirailleur rieur des boîtes de Banania et un racisme plus agressif où le Noir prend la figure du « sauvageon ». Pap Ndiaye montre néanmoins dans un autre chapitre que le racisme anti-Noir – moins virulent que le racisme anti-Arabe – est moins préoccupant que les discriminations dont la population noire est victime en France, qui compte comme il le montre non sans ironie « les veilleurs de nuit les plus diplômés au monde » (p. 256). Il prend acte des progrès de la lutte contre les discriminations marquée par la création en 2004 de la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) mais relativise les limites du tokenism en politique consistant à promouvoir des membres des « minorités visibles » telle Rama Yade, et appelle surtout de ses vœux l’utilisation de techniques statistiques – qualifiées à tort d’« ethniques » – permettant de documenter les pratiques discriminatoires que le testing ne parvient pas à déjouer.
Tournant le dos à toute posture victimaire, Pap Ndiaye, qui ne cache pas son engagement militant au sein du CRAN, affiche une revendication qu’il est difficile de ne pas soutenir : « Nous voulons être à la fois Français et Noirs sans que cela soit vu comme suspect […]. Nous voulons être invisibles du point de vue de notre vie sociale et par conséquent que les torts et les méfaits qui nous affectent en tant que Noirs soient efficacement réduits. Mais nous voulons être visibles du point de vue de nos identités culturelles noires, de nos apports précieux et uniques à la société et à la culture française » (p. 362). La voie est étroite, entre les ultra-républicains de droite comme de gauche, les chantres du métissage et les intégristes de la cause kémite ; mais le moindre mérite de Pap Ndiaye n’est pas d’offrir, à celles et ceux qui souhaitent modestement améliorer la condition des Noirs de France, quelques contreforts scientifiques utiles.