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Katrina, 2005. L’ouragan, l’État et les pauvres aux États-Unis
Romain Huret Ehess, Paris, 2010, 234 p.
À la fin du mois d’août 2005, l’ouragan Katrina a causé la mort de plus de 1800 personnes et la disparition de 700 autres. C’est moins la violence du cyclone que la lenteur des secours et l’indifférence des autorités publiques à l’égard des plus démunis qui ont profondément choqué l’opinion publique. Comme le 11-septembre quatre ans plus tôt, la première puissance mondiale découvrait qu’elle était vulnérable et qu’elle recelait des poches de pauvreté qu’elle avait jusqu’alors préféré ignorer.
Romain Huret aurait pu se borner à raconter le « fait divers » Katrina. Il le fait d’ailleurs fort bien, évitant le double piège du sensationnalisme victimaire et de la dénonciation accusatrice. Son récit nous fait comprendre la rationalité bureaucratique de la FEMA, l’agence fédérale chargée des secours, dont les retards et le manque d’empathie furent légitimement stigmatisés. Son analyse fait froid dans le dos : il n’y a eu ni raté organisationnel ni insuffisance logistique mais un choix rationnel et assumé faisant primer la sécurisation de la zone sur l’aide aux populations sinistrées. Cette priorité, initiée dans les années Reagan, s’était accentuée depuis le 11-septembre et son rattachement au nouveau Department for Homeland Security. Elle explique l’inertie de l’agence et son invisibilité alors qu’elle était le plus impatiemment attendue dans les rues inondées de La Nouvelle-Orléans. Les plus visibles furent les militaires qui, dans une grande majorité, revenaient d’Irak et tenaient les civils en suspicion.
Romain Huret utilise ce « fait divers » pour remettre en perspective l’histoire sociale des États-Unis depuis un siècle. L’ouragan Katrina est un révélateur des limites de l’État contractuel (contract state) mis en place par Ronald Reagan et consacré par George W. Bush. Le rôle de cet État contractuel n’est pas de dispenser des services, mais de faire en sorte qu’ils soient dispensés en sous-traitant ses missions, même régaliennes, à des entreprises privées. Cette contractualisation a montré ses limites. L’invisibilité de l’État, à l’instant où le besoin de protection était le plus grand, est apparue comme une trahison propre à nourrir toutes les rumeurs (les digues auraient été détruites volontairement), toutes les paranoïas (« George Bush n’aime pas les Noirs »).
Durant le xxe siècle, deux ouragans avaient frappé La Nouvelle-Orléans avec une force aussi grande, mais avaient provoqué une réaction des autorités publiques autrement plus efficaces. En 1927, Herbert Hoover, alors ministre du Commerce, organise les secours avec une efficacité qui lui vaudra d’être élu à la Maison blanche l’année suivante et d’y prôner un modèle d’État associatif que développera quelques années plus tard Franklin D. Roosevelt et son New Deal. En 1965, le passage de l’ouragan Betsy coïncide avec l’apogée de l’interventionnisme politique de l’État providence prôné par Lyndon Johnson.
À la différence de ses cousines européennes, l’opinion publique américaine se caractérise par une réticence envers l’intervention pérenne de l’État et lui préfère l’intervention ponctuelle en faveur des victimes. Ce statut de victimes, qui aurait pu attirer la compassion de leurs concitoyens, a été précisément dénié aux « réfugiés » afro-américains de La Nouvelle-Orléans. On leur a reproché de ne pas avoir quitté la ville – alors que les classes moyennes blanches, elles, avaient eu la prescience de le faire. On sous-estimait leur absence de mobilité. Rares étaient ceux qui avaient une famille ou des amis hors de la ville pour les héberger. La plupart vivaient de petits boulots, plus ou moins licites, qu’ils auraient perdus s’ils avaient quitté la ville. Rester, pour eux, était un choix rationnel, pas un signe d’inconséquence.
C’est cette underclass que Katrina a propulsé sur l’avant de la scène, révélant le hiatus entre son besoin d’État et la lenteur des secours, et provoquant une prise de conscience cathartique de la profondeur des clivages sociaux.