L’année 2009 est une échéance importante pour le renseignement britannique puisqu’elle est celle de la célébration du centenaire de la création du Secret Service Bureau, qui devait rapidement donner naissance au Security Service (alias MI5) et au Secret Intelligence Service (alias MI6), toujours actifs. Les colloques se succèdent ainsi outre-Manche et l’ouvrage de Gordon Thomas pourrait venir à point nommé pour offrir à ceux qui ne se satisferaient pas des mythes – qu’ils soient positifs (le James Bond d’Ian Fleming) ou négatifs (le George Smiley de John Le Carré) – les éléments d’une meilleure compréhension d’un domaine où les sujets de Sa Gracieuse Majesté sont réputés exceller de longue date.
Gordon Thomas n’est a priori pas le plus mauvais des guides puisque ce septuagénaire gallois consacre depuis des décennies une partie de son abondante production[1] aux services secrets. Le léger parfum de scandale qui a entouré la publication de cet ouvrage en mai dernier au Royaume-Uni[2] pourrait même convaincre le lecteur de l’authenticité du témoignage.
Or, ce livre de 600 pages se révèle moins une véritable histoire des services britanniques[3] qu’une série d’aimables vignettes, peintes avec alacrité. Présentées dans un ordre non chronologique, et provenant manifestement plus de conversations avec d’anciens responsables du renseignement[4] que de l’exploitation des sources écrites existantes, elles éclairent par touches les figures et les évènements qui ont marqué la vie des services britanniques depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’auteur dépeint les responsables successifs des deux services de renseignement britannique MI5 et MI6, en insistant particulièrement sur ceux qui l’ont dirigé depuis vingt ans tels Richard Dearlove, responsable du SIS de 1999 à 2004 et son successeur depuis 2004, John Scarlett, ou Stella Rimington, première femme à diriger le MI5 de 1992 à 1995, et Elizabeth Manningham-Buller, à sa tête de 2002 à 2007. Il traite peu en revanche du GCHQ, service d’interceptions né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui constitue aujourd’hui par ses effectifs le premier service.
Gordon Thomas ne manque pas de rappeler les transfuges qui ont jalonné la vie de ces services, tant au profit du KGB (les fameux « Cambridge Five », les « espions atomiques » Klaus Fuchs et Bruno Pontecorvo ou les cadres du MI5 Michael Bettaney et du MI6 George Blake) que des services occidentaux (Igor Gouzenko, Oleg Lyaline, et l’inestimable Oleg Gordievski).
On appréciera le récit de certains épisodes détaillés et peu connus des lecteurs francophones comme les tentatives de déstabilisation de Nasser par les services britanniques avant la crise de Suez, leur contribution à l’interruption du programme biologique sud-africain du Dr Wouters Basson au début des années 1990 ou le rôle du MI5 dans la conversion du leader de l’IRA, Martin McGuinness, à l’« Accord du Vendredi Saint » conclu avec Londres en 1998. D’autres épisodes, comme l’intervention dans les Balkans ou la renonciation de Tripoli à son programme nucléaire, sont passés sous silence.
Il est dommage que l’ouvrage soit entaché par plusieurs clichés[5] et erreurs grossières[6]. On laissera au traducteur la responsabilité de titres de chapitres dignes de fictions pas toujours inspirées tels que « les espions du rideau de bambou » ou « tango en sous-sol ». En résumé, ce livre comblera pour certains d’éventuelles lacunes. Il n’apportera en revanche pas d’éclairage sur les conditions de la création de services britanniques dans un contexte d’exacerbation de la menace allemande, sur leur rôle au cours de la Seconde Guerre mondiale[7], ou sur la contribution du renseignement à divers épisodes outre-mer (« Emergency » en Malaisie, guerre du Dhofar, opérations en Rhodésie, guerre des Malouines,…). Le lecteur impatient pourra se reporter utilement à quelques ouvrages sérieux[8]. Mais, il faudra attendre la publication l’année prochaine des histoires « officielles » du MI5 par Christopher Andrew, du MI6 par Keith Jeffery ou du Joint Intelligence Council par Michael Goodman pour disposer d’une évaluation sérieuse de l’efficacité et de la légitimité des agences britanniques.
[1]. Parmi les ouvrages traduits en français, Histoire secrète du MOSSAD et Les armes secrètes de la CIA, tous deux parus chez Nouveau Monde en 2006. [2]. Selon la presse britannique, les responsables du MI5 et du MI6 se sont opposés sans succès à la sortie de l’ouvrage, qui avait été déjà publié en France et aux États-Unis, au motif que des noms d’agents y étaient dévoilés. [3]. On regrettera l’absence d’un index des thèmes et personnages cités. [4]. Une quarantaine de personnes citées en fin d’ouvrage, dont plus d’un quart de nationalité israélienne. [5]. Tels que « l’échiquier du renseignement n’est soumis à aucune règle » (p. 7) ou « un ouvrage traitant du MI5 et du MI6 ne peut avoir de conclusion » (p. 597). [6]. Entre autres, la mention de Nigel « Insker » (p. 17 et 549) alors que l’ancien n°2 du SIS se nomme Inkster, de la société « Controlled Risks » (p. 25 et 26) au lieu de « Control Risks », de la nomination à la tête de la CIA de « Bill Gates» (p. 369) au lieu de l’actuel Secrétaire à la défense Robert Gates, du centre de formation à l’arabe de « Shenlan » au Liban (p. 456) au lieu de « Shemlan », de Jonathan Evans comme responsable du contre-terrorisme au MI6 (p. 461) alors que celui l’était au MI5 avant de diriger aujourd’hui ce service, de la mort dans l’attentat de Nairobi en 1998 de l’ambassadeur américain Prudence Bushnell (p. 485) alors qu’elle fut ultérieurement nommée ambassadeur au Guatemala, ou de l’utilisation de « satellites de la NSA » pour collecter des images sur Oussama Ben Laden (p. 585) alors que ceux-ci relèvent de l’agence NRO. [7]. On ne trouvera aucune mention du travail de Bletchley Park dans le décryptement d’ENIGMA ou des opérations du SOE sur le continent européen. [8]. Intelligence Power in Peace and War de Michael Herman paru chez Cambridge University Press en 1995 ou The British Secret Services de Philip H. Davies paru chez Rutgers University Press en 1996.