Personnalité à la fois intellectuelle et médiatique, Sylvain Kahn signe, avec ce petit livre, une réflexion fort bienvenue et particulièrement stimulante sur la construction européenne. Dès l’introduction, il démontre la singularité du projet, aussi bien à l’aune mondiale (où l’aventure européenne reste, selon le bon mot de Jacques Delors, un objet politique non identifié) qu’à l’échelle du temps historique propre au Vieux Monde. Elle est, en effet, l’aboutissement d’une réflexion géopolitique menée par ses États membres qui ont considéré que la construction européenne restait « sans conteste la voie la plus civilisée [...] de confronter leurs intérêts particuliers dès lors qu’ils comprirent chacun que la meilleure façon de les défendre serait de les mutualiser pour partie ».
Première grande novation, l’idée même d’Europe clôt une organisation étatique héritée du traité de Westphalie (1648). Subséquemment, le pavage dialectique du territoire européen en États souverains n’est plus un seuil géopolitique indépassable. Le mouvement européen devient ainsi une « construction post-westphalienne » qui permet d’atteindre, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, une « géopolitique kantienne » reposant sur un postulat fondamental : une paix durable, voire perpétuelle.
Mais, au-delà de la paix, objet du désir convoité par tous, les divergences se creusent quant à la façon de faire l’Europe. L’auteur distingue donc les trois États meneurs (France, Royaume-Uni et Allemagne) de la construction européenne, dont les opportunités de faire l’Europe selon leurs vues géopolitiques ont été plus ou moins historiquement évidentes.
Les années 1950 marquent, à l’évidence, l’acmé du moment français. Figure emblématique, Jean Monnet devient « l’inspirateur » d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier qui allie idéalisme et pragmatisme. La France, dépositaire de valeurs héritées de son histoire, voit dans la construction européenne un moyen de porter « l’étendard de l’universalisme français ». Elle défend alors une vision optimiste et ambitieuse de l’Europe essentiellement supranationale. Toutefois, l’échec de la Communauté européenne de défense infléchit vers une recherche de puissance étatique, la pensée européenne de la France : « mutualiser quand la mutualisation est le meilleur moyen, ou le moins mauvais, d’assurer la promotion de l’intérêt national et l’indépendance du pays [et] protéger jalousement les attributs de la souveraineté nationale ». Mais, en retour, la France perd en leadership idéologique et n’est plus guère une force de proposition pour orienter l’avenir de l’UE. À cette aune, la longue prééminence française en Europe semble être un accident de l’histoire. Face à un Royaume-Uni rétif à l’idée européenne et une Allemagne traînant la lourde responsabilité de son passé tragique, « la République française fut donc, depuis le début des années 1950, le pivot et le centre de gravité de la construction européenne pour des raisons circonstancielles et non structurelles ».
Cependant, aujourd’hui, le moment français est visiblement éclipsé par la puissance britannique. Effectivement, le Royaume-Uni est de retour en Europe. Certes, il s’est longtemps adonné à l’intangible défense du principe de la souveraineté absolue des États, en cultivant de surcroît un irréfragable atlantisme longtemps suspect. Or, depuis les années 1990, le Royaume-Uni retrouve au sein de l’UE une vigueur évidente. Ouvertement favorables aux États-Unis (par hostilité à la Russie perçue comme l’héritière géopolitique de l’URSS), et acquis au libéralisme, les pays d’Europe centrale et orientale qui ont intégré l’UE ont vu dans le Royaume-Uni l’État avec lequel ils sont le plus en phase. Par ailleurs, si la « frilosité » britannique reste indéniable à l’égard du projet européen, le pays n’est en rien acquis à une Europe dénuée de tout projet politique et déterminée par la seule logique du marché.
Toutefois, l’heure est, aujourd’hui, à l’avènement d’un possible leadership allemand. Débarrassée de son complexe historique, longtemps réduite à accompagner la France dans un « compromis franco-allemand » asymétrique, l’Allemagne est devenue, à tous égards, la puissance motrice de l’UE. D’autant que son modèle politique et économique est remarquablement en phase avec les paradigmes majeurs qui guident l’Europe. Ayant érigé sa réussite économique sur le principe de la stabilité monétaire, celle-ci est aujourd’hui garantie par l’euro. De plus, l’élargissement de l’UE vers l’est s’est fait sur l’aire traditionnelle du Drang nach osten germanique. Et, le projet fédéral européen reprend quasiment à la lettre les institutions politiques tudesques à l’instar des propositions jadis théorisées par le ministre Joshka Fisher.
S’achevant sur une réflexion portant sur la question des élargissements futurs, l’auteur ne peut faire l’économie de la question turque. Il se montre particulièrement favorable à son intégration, en proposant une vision très optimiste des choses que d’aucuns n’hésiteront pas à taxer de béate et naïve. Par ailleurs, dans le cadre des relations entre l’UE et son voisinage, Sylvain Kahn n’hésite pas à décrire la Russie uniquement comme « une menace et un État hostile » – thèse qui aurait gagné à être plus amplement développée, voire nuancée, ce qu’aurait permis un format éditorial plus ambitieux.