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Expérience, science et lutte contre la pauvreté
Esther Duflo Paris, Collège de France/Fayard, 2009, 73 p.
Certains parcours ne peuvent que susciter l’admiration. Il en est ainsi de Esther Duflo qui, après des études d’histoire à l’École normale supérieure (ENS), a bifurqué vers l’économie et est allée, sur les conseils de son mentor Thomas Piketty, soutenir son doctorat au MIT (Massachussets Institute of Technology). Elle n’a pas trente ans qu’elle en devient professeur associé en 2001. En 2005, Le Monde et Le Cercle des économistes lui décernent le prix de Meilleur jeune économiste de France. En 2009, elle est nommée professeur au Collège de France – dont elle est la benjamine et l’une des très rares femmes – où elle se voit confier la direction de la chaire internationale « Savoirs contre pauvreté » mais continue d’enseigner outre-Atlantique où elle dirige le laboratoire d’action contre la pauvreté Abdul Latif Jameel.
C’est sa leçon inaugurale au Collège de France, prononcée le 8 janvier 2009, que publie Fayard. Elle y expose avec un louable souci de pédagogie son approche empirique de l’économie du développement. Elle constate avec lucidité qu’aucune réponse définitive et globale ne peut être donnée à la pauvreté – dont elle rappelle sans pathos inutile l’ampleur et la gravité. Faute d’isoler les mécanismes profonds de la croissance économique, point n’est besoin dit-elle d’attendre la fin de la pauvreté d’une croissance massive de l’aide au développement, comme le prône un Jeffrey Sachs. Pour autant, la jeune économiste française refuse de baisser les bras et de jeter le bébé avec l’eau du bain comme William Easterly ou Dambisa Moyo (dont le brûlot Dead Aid est paru après la leçon inaugurale de Esther Duflo) qui dénoncent l’industrie de l’aide au développement. Renvoyant dos à dos les tenants de solutions radicales et les contempteurs de l’aide au développement, elle propose « une troisième voie ambitieuse mais consciente de ses limites » (p. 16).
Toute la démarche d’Esther Duflo repose sur deux convictions puissantes. La première est la préférence donnée à l’approche micro-économique. « Utiliser les données macroéconomiques pour tenter de comprendre les ressorts ultimes de la croissance mène à une impasse » martèle-t-elle à plusieurs reprises donnant pour exemple les querelles sans fin qui opposent les économistes autour de l’incidence sur la croissance d’une amélioration de l’état sanitaire ou d’un relèvement du niveau d’éducation. Une démarche plus modeste mais plus opérante consiste selon elle à partir du terrain : « le modèle macroéconomique se construit comme un mécano, à partir de blocs microéconomiques » (p. 74). Car – et c’est la seconde conviction d’Esther Duflo – les économistes peuvent contribuer à l’innovation sociale. Elle s’inscrit en faux contre une tradition purement positiviste qui considère l’économiste comme un observateur neutre des faits sociaux sur lesquels il doit se garder d’intervenir. Partisane au contraire d’une économie « modestement normative », Esther Duflo estime que l’économiste est un « artisan expérimenté », un « plombier qualifié » qui peut proposer des solutions nouvelles à des problèmes concrets.
Ces deux convictions convergent dans une démarche scientifique extrêmement structurée dont la justification constitue le cœur de la leçon inaugurale : l’approche expérimentale en économie du développement. Le mot, appliqué à la science humaine, peut effrayer ; et on est surpris qu’Esther Duflo ne le manie pas avec plus de précautions, attendant l’extrême fin de sa leçon pour préciser quelques règles éthiques indispensables. Mais la démarche est la même que dans les sciences dures : pour évaluer l’efficacité d’une politique publique, on compare, toutes choses égales par ailleurs, le groupe qui en a bénéficié à celui qui n’y a pas eu accès. Ce protocole d’évaluation aléatoire (randomized evaluation), que Esther Duflo et ses collègues du MIT ont appliqué au Kenya ou en Inde, permet sinon d’éradiquer la pauvreté, du moins de comprendre comment certaines politiques pourraient mieux que d’autres y parvenir.
« Des neurones contre la misère » : tel était le titre du portrait laudatif que Le Monde avait consacré à Esther Duflo en janvier 2009 au moment de son entrée au Collège de France. Admiratif, on le serait à moins…