See English version below « Ça s’est passé comme ça ». Ceci...
Être arabe aujourd’hui
Akram Belkaid Carnets Nord
Il y a quelques années, Akram Belkaïd avait publié un remarquable ouvrage intitulé Un regard calme sur l’Algérie (Seuil, 2005). Le regard de l’auteur y était en effet calme et lucide, mais nullement dépassionné. Derrière l’examen clinique du pouvoir, de la société et du mal-être algériens, au-delà des réflexions judicieuses sur la décennie noire qui a suivi le coup d’État du 11 janvier 1992, on sentait poindre une profonde indignation, une volonté de poursuivre la lutte et de ne pas céder à la résignation face aux structures mafieuses, à la régression sociale et à une économie gangrenée par la corruption. On sentait qu’A. Belkaïd, malgré la souffrance de l’exil, avait choisi le pessimisme actif et conservé une lueur d’espérance.
Il avait déjà compris que la seule voie honorable pour un intellectuel arabe d’aujourd’hui était aussi la plus inconfortable qui soit, puisqu’il s’agit de lutter simultanément sur deux fronts : contre les pouvoirs en place et contre l’alternative islamiste, sans faire de concessions aux premiers pour combattre les deuxièmes, sans jamais s’appuyer ni sur les uns ni sur les autres.
Dans Être arabe aujourd’hui, on retrouve un A. Belkaïd se réjouissant d’avoir vu les peuples arabes relever enfin la tête et contribuer ainsi à se donner une image positive et à défaire les stéréotypes. Ce qui n’empêche pas l’auteur de porter un regard très nuancé sur la situation actuelle, dont il saisit la difficulté.
L’ouvrage s’ouvre par un hommage à l’intellectuel libanais Samir Kassir, assassiné en 2005 après avoir posé un juste diagnostic sur le malheur arabe, et plaidé pour un printemps des peuples de la région. A. Belkaïd en vient vite aux soulèvements de 2011 et balaie l’appellation paresseuse de révolution du jasmin, préférant parler de révolutions pour la dignité après des décennies d’humiliation. Il revient ensuite sur les raisons profondes de ces révolutions, évoquant la colère contre les kleptocrates, les successions dynastiques et les joumloukiyyas (monarchies républicaines), mais aussi les évolutions démographiques, le rôle de Wikileaks, d’Al-Jazira et des nouveaux médias, et bien sûr l’universalité de l’aspiration démocratique.
Sa connaissance profonde des enjeux économiques lui permet de voir les problèmes structurels sous-jacents qui ont accéléré l’effondrement des régimes : les économies de rente, la faillite des Dubaï Boys (équivalents arabes des Chicago Boys friedmaniens) et l’échec de leurs recettes néolibérales, qui continuent toutefois d’avoir la faveur des islamistes.
La perspicacité de l’auteur apparaît encore plus nettement dans son analyse du rôle de l’islamisme en cette période de transition. Écrivant avant les poussées islamistes aux élections tunisiennes et égyptiennes, A. Belkaïd pointait l’erreur qui consistait à croire que nous étions entrés dans une phase post-islamiste. Il soulignait : « Tergiverser ou louvoyer avec l’islamisme en croyant qu’il finira pas disparaître de sa belle mort politique et idéologique au profit d’une démocratie apaisée et sécularisée risque d’apporter de cruelles désillusions. En réalité, comme me l’a dit un soufi irakien, ‘rien ne se fera en dehors de l’islam’. Que l’on me comprenne bien, il ne s’agit nullement d’un slogan islamiste mais, à l’inverse, l’expression de la conviction qu’il faudra tôt ou tard, pour qu’une démocratie juste s’installe et perdure, que les musulmans acceptent de s’investir dans une nouvelle exégèse des textes coraniques par le biais d’une renaissance de la pensée islamique » (p. 147). Pour A. Belkaïd, il n’est point de salut sans exégèse, tant il est vrai que la menace djihadiste perdure et que le wahhabisme est l’« ennemi du printemps arabe » (p. 136).
Il évoque aussi le rôle clé des femmes arabes et la nécessité d’avoir envers l’occident une attitude décomplexée, de prendre sans hésiter ce qu’il a de mieux à offrir sans pour autant se faire d’illusions quant à la realpolitik. Il termine en citant Primo Lévi et sa mise en garde contre les chefs charismatiques, incitant à se méfier des hommes providentiels. « Un seul héros, le peuple » : c’est en partie pour avoir oublié ce slogan algérien des années 1960 que le monde arabe a subi pendant cinq décennies le joug des dictateurs.