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Érythrée. Un naufrage totalitaire
par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry - Paris, Presses universitaires de France, 2015, 344p.
Si l’exil de milliers de jeunes Érythréens constitue un réel sujet de préoccupation pour l’opinion publique européenne depuis le drame de Lampedusa au printemps 2015, l’Érythrée demeure un pays largement méconnu, et la nature foncièrement totalitaire du régime dirigé par Issayas Aferworki depuis 1993 reste peu documentée. C’est tout l’enjeu de cet ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Franck Gouéry que d’exposer les motifs profonds de l’émigration massive actuelle au regard des mécanismes structurels qui sous-tendent État et société de ce petit pays de la Corne de l’Afrique.
S’appuyant sur une enquête de terrain menée dans un pays considéré comme l’un des plus fermés au monde, Érythrée. Un naufrage totalitaire se propose ainsi de mettre en perspective soixante ans d’histoire érythréenne en réinterrogeant le concept de totalitarisme et l’opportunité de son application au cas érythréen. En confrontant, dès l’introduction, les spécificités du régime aux différents apports conceptuels de penseurs comme Pierre Hassner ou Emilio Gentile à la notion de totalitarisme, les auteurs estiment en effet que l’État érythréen s’est, malgré ses spécificités, érigé autour d’une téléologie de l’unification totale s’appuyant sur une généralisation de la terreur. Car pour parvenir à la complète assimilation de l’État et de la société, unis autour d’un parti et d’une idéologie uniques, refusant la diversification jusque dans le secteur économique, l’Érythrée n’a eu de cesse de recourir à tous les outils de terreur propres aux instances totalitaires, jusqu’à l’ultime dépossession de la population et des individus à eux-mêmes. À ce titre, les nombreuses références aux Origines du totalitarisme d’Hannah Arendt et à 1984 de George Orwell choisies par les auteurs tout au long de l’ouvrage donnent sens aux témoignages d’emprisonnements forcés, de torture institutionnalisée ou encore de rafles de nuit, documentés à partir de travaux d’organisations non gouvernementales, au regard de ce modèle de domination politique que constitue l’expérience totalitaire.
Alors que la première partie de l’ouvrage éclaire les étapes historiques qui ont marqué la constitution du totalitarisme en Érythrée, qui « n’est pas apparu brutalement à un moment donné, mais était en germe dès les débuts de la lutte révolutionnaire et s’est progressivement consolidé durant plusieurs décennies » (p. 50), les auteurs distinguent dans la deuxième partie de leur enquête une nouvelle étape de ce totalitarisme : sa crise, tout à la fois son point d’orgue et sa dérive. En poussant à son paroxysme l’idéologie de la libération révolutionnaire, forgée dès les débuts de la lutte pour l’indépendance face à l’Éthiopie mais dont l’ambition est paradoxalement déjà atteinte depuis longtemps avec l’obtention de ladite indépendance en 1991, le président I. Aferworki engage en effet désormais le pays dans une dynamique de guerre permanente qui confine à l’absurde. L’ouvrage souligne notamment les conséquences dramatiques de l’instauration du service militaire illimité, ultime tentative du pouvoir pour remobiliser la population face aux désertions massives, mais devenue à ce jour principale cause d’exil, surtout chez les plus jeunes.
Exhibant l’incurie du président et de ses obligés, les auteurs démontrent ainsi pourquoi le pays n’est jamais parvenu à réaliser l’autosuffisance économique ni l’unification profonde de l’État et de la société nécessaires à la survie d’un tel régime, si bien que ce n’est plus tant l’État érythréen que l’on pourrait dire failli que son totalitarisme lui-même. Aussi, au terme d’une enquête qui se veut autant « un ouvrage de Théorie politique […] se servant de l’Érythrée comme d’une étude de cas pour montrer la pertinence de la notion de totalitarisme failli », qu’un « ouvrage sur la politique érythréenne » (p. 9), J.-B. Jeangène Vilmer et F. Gouéry parviennent à montrer qu’au-delà des tendances autodestructrices inhérentes à toute entreprise totalitaire, les nombreux paradoxes de ce totalitarisme failli n’empêchent peut-être pas le régime érythréen de courir vers sa fin mais contribuent « certainement à la prolongation de son agonie » (p. 260).
S’appuyant sur une enquête de terrain menée dans un pays considéré comme l’un des plus fermés au monde, Érythrée. Un naufrage totalitaire se propose ainsi de mettre en perspective soixante ans d’histoire érythréenne en réinterrogeant le concept de totalitarisme et l’opportunité de son application au cas érythréen. En confrontant, dès l’introduction, les spécificités du régime aux différents apports conceptuels de penseurs comme Pierre Hassner ou Emilio Gentile à la notion de totalitarisme, les auteurs estiment en effet que l’État érythréen s’est, malgré ses spécificités, érigé autour d’une téléologie de l’unification totale s’appuyant sur une généralisation de la terreur. Car pour parvenir à la complète assimilation de l’État et de la société, unis autour d’un parti et d’une idéologie uniques, refusant la diversification jusque dans le secteur économique, l’Érythrée n’a eu de cesse de recourir à tous les outils de terreur propres aux instances totalitaires, jusqu’à l’ultime dépossession de la population et des individus à eux-mêmes. À ce titre, les nombreuses références aux Origines du totalitarisme d’Hannah Arendt et à 1984 de George Orwell choisies par les auteurs tout au long de l’ouvrage donnent sens aux témoignages d’emprisonnements forcés, de torture institutionnalisée ou encore de rafles de nuit, documentés à partir de travaux d’organisations non gouvernementales, au regard de ce modèle de domination politique que constitue l’expérience totalitaire.
Alors que la première partie de l’ouvrage éclaire les étapes historiques qui ont marqué la constitution du totalitarisme en Érythrée, qui « n’est pas apparu brutalement à un moment donné, mais était en germe dès les débuts de la lutte révolutionnaire et s’est progressivement consolidé durant plusieurs décennies » (p. 50), les auteurs distinguent dans la deuxième partie de leur enquête une nouvelle étape de ce totalitarisme : sa crise, tout à la fois son point d’orgue et sa dérive. En poussant à son paroxysme l’idéologie de la libération révolutionnaire, forgée dès les débuts de la lutte pour l’indépendance face à l’Éthiopie mais dont l’ambition est paradoxalement déjà atteinte depuis longtemps avec l’obtention de ladite indépendance en 1991, le président I. Aferworki engage en effet désormais le pays dans une dynamique de guerre permanente qui confine à l’absurde. L’ouvrage souligne notamment les conséquences dramatiques de l’instauration du service militaire illimité, ultime tentative du pouvoir pour remobiliser la population face aux désertions massives, mais devenue à ce jour principale cause d’exil, surtout chez les plus jeunes.
Exhibant l’incurie du président et de ses obligés, les auteurs démontrent ainsi pourquoi le pays n’est jamais parvenu à réaliser l’autosuffisance économique ni l’unification profonde de l’État et de la société nécessaires à la survie d’un tel régime, si bien que ce n’est plus tant l’État érythréen que l’on pourrait dire failli que son totalitarisme lui-même. Aussi, au terme d’une enquête qui se veut autant « un ouvrage de Théorie politique […] se servant de l’Érythrée comme d’une étude de cas pour montrer la pertinence de la notion de totalitarisme failli », qu’un « ouvrage sur la politique érythréenne » (p. 9), J.-B. Jeangène Vilmer et F. Gouéry parviennent à montrer qu’au-delà des tendances autodestructrices inhérentes à toute entreprise totalitaire, les nombreux paradoxes de ce totalitarisme failli n’empêchent peut-être pas le régime érythréen de courir vers sa fin mais contribuent « certainement à la prolongation de son agonie » (p. 260).